Rachel Leclerc : Je ne vous attendais pas
Il y a des recueils dont on voudrait tout citer. En quelques livres, la Gaspésienne d’origine Rachel Leclerc a récolté de nombreux éloges bien mérités. Ses troisième et quatrième recueils, Les Vies frontalières (1991) et Rabatteurs d’étoiles (1994), lui ont valu respectivement les prix Jovette-Bernier et Émile-Nelligan, et le prix Alain-Grandbois. En 1995, elle passait au roman avec une ouvre forte inspirée de sa terre natale, Noces de sable (Éd. du Boréal), pour laquelle elle reçut en France le prix Henri-Queffélec. Une telle moisson de récompenses ne trompe pas. Son nouveau recueil, Je ne vous attendais pas, confirme la rigueur et la qualité d’une écriture où l’émotion affleure à même le dépouillement d’une parole qui chante pourtant de superbes mots.
Le recueil contient deux sections; la première, plus longue, intitulée Quartiers, porte la mention «En hommage à Gabrielle Roy». La poète s’y adresse avec tendresse et compassion à un interlocuteur indéfini, plaignant sa solitude, sa pesante vie qui se passe en insomnies, en misères quotidiennes, semblables à toutes celles des quartiers laborieux des villes: «La poitrine des pauvres dans l’hiver / est un portique obscur et venteux / qui vous enchaîne au cour de la nuit», «Le matin ruisselle à vos tempes / dans l’épuisement de votre beauté inquiète / vous n’avez pas dormi»; des questions sans réponse surgissent: «Fallait-il naître ailleurs / vous demandez-vous en feuilletant / les pages glacées des prospectus / et fallait-il seulement naître / pour être sommé de trouver le bonheur / à tous les comptoirs de la terre.»
Revoyant ce destin contemporain des héros tristes de Bonheur d’occasion, la voix laisse remonter des souvenirs d’adolescence «égarée dans le dortoir d’un modeste collège», et ces promenades à «la frontière des nantis» d’où l’on revenait «en jouant du bâton sur les rails». Elle évoque aussi la guerre, «les tranchées où les hommes dessinaient / des sourires d’enfants avec la pointe du fusil». «Je ne vous attendais pas de ce côté des mots», lance enfin celle qui sera toute reconnaissance «pour votre empreinte laissée devant ma porte / et les armes rouillées que vous m’abandonnez». «L’heure est venue de cheminer ensemble / sous les palmes effondrées d’un temps qui se dégage / humanité recueillie dans une même poussière», dit-elle encore.
Dans la seconde partie du recueil, intitulée Entre tes feux, c’est le travail du deuil d’un amour rompu qui s’exprime. Réfugiée dans une maison au bord de la mer, la femme refait le chemin de la mémoire du désir, des disputes, du déchirement, puis se tourne résolument vers «l’inconcevable et fol avenir»: «Demain encore j’irai plus loin / vers le cour battant des carrefours / où chaque offense réunit nos deux colères / et puis dans l’abandon de ma croyance / recueillant ma vie expulsée de ta mémoire / tenant le seau la fougère et le papier / j’irai vers des tâches limpides et matérielles.»
Avec ce cinquième recueil, Rachel Leclerc poursuit une quête où la ville et la mer, l’homme et la nature dialoguent, où le passé et l’avenir se rejoignent, où la douleur et l’espoir s’allient à travers les mots. Des mots bien pesés. Éd. du Noroît, 1998, 72 p.