Paule Constant : Une femme en cache une autre
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Paule Constant : Une femme en cache une autre

Le prix Goncourt 1998 est venu confirmer ce que certains prophétisaient depuis quelques années: PAULE CONSTANT fait partie des écrivains contemporains majeurs. Entrevue exclusive.

Il faut être une femme pour dire des choses pareilles sur les femmes. Paule Constant, dans une langue acérée, féroce bien souvent, débusque les vérités féminines sous tous leurs maquillages. Confidence pour confidence, publié chez Gallimard et couronné du Goncourt 1998, est un roman d’une intelligence crue. S’y retrouvent quatre femmes de tête, réunies à l’occasion d’un congrès féministe. Toutes ont passé le cap de la quarantaine et se retrouvent confrontées à elles-mêmes: Gloria Patter, seule Noire de la bande et féministe influente, cache sous des propos philanthropiques une soif inassouvie de pouvoir et de reconnaissance; Aurore Amer, écrivaine française élevée en Afrique, est la preuve vivante que le succès n’efface pas les blessures; Lola Dhol, has been du grand écran, noie dans l’alcool ce qui reste d’une gloire étiolée; finalement, Babette Cohen, brillante universitaire a qui tout a souri, vient de voir sa vie basculer quand son mari l’a soudainement quittée.

Depuis Aix-en-Provence, l’auteure nous parle de son roman, mais aussi de son rapport à l’écriture, à la mémoire et au doute.

Votre roman se développe dans un contexte de huis clos. Pourquoi ce choix?
«Le huis clos, c’est un défi que je me suis lancé à moi-même. Situer un huis clos dans un roman, c’est extrêmement exigeant. Il y a unité de temps, unité de lieu. Mais dans un tel contexte, les personnages sont obligés de se révéler. Je n’ai pas d’espace géographique à exploiter, je peux uniquement creuser dans les personnages. Ici, il y a un jeu de miroirs qui s’établit. Chacune espère se voir en miroir dans l’autre, et chaque fois, le miroir est déformant.»

Ces femmes nient une partie de ce qu’elles sont pour corriger, d’une certaine façon, leur passé…
«Tout à fait. Gloria Patter s’invente des origines africaines, devenant ainsi sa propre création. Elle se voit en miroir dans Aurore Amer, qui elle se voit dans Lola Dhol, actrice en fin de course. Quant à Babette, elle se voit dans Gloria. Il y a également un lien, plus subtil, entre Babette et Aurore Amer. Entre elles, il y a toute la rivalité universitaire-écrivain. L’universitaire veut toujours dire à l’écrivain qu’elle aussi écrit des livres.»

Vous entretenez une relation particulière avec le personnage d’Aurore Amer, n’est-ce pas?
«Ce personnage m’a permis de dire beaucoup de choses sur l’écriture. D’écrire, entre autres, que ça n’a jamais été une jouissance, que je suis dans le doute du début à la fin. Je doute du livre quand je l’écris, quand je le termine, quand je le montre à mon éditeur, et je doute quand j’ai un prix littéraire.»

Le doute est proportionnel à l’importance du prix?
«[Rires] Alors me voilà au fond du gouffre du doute… C’est-à-dire que pour moi, écrire, c’est le risque absolu. Un peu comme si tout nouveau livre effaçait les précédents; je me sens comme un joueur qui rejoue son profit. Je voulais exprimer ça à travers une femme que l’écriture a détruite. L’écriture a autant détruit Aurore que l’alcoolisme a détruit Lola, en fait. Aurore est incroyablement conservée parce que sa destruction est sur le papier.»

Il y a un décalage important entre le personnage public de ces femmes et ce qu’elles sont dans l’intimité, n’est-ce pas?
«La fonction crée le personnage, en effet. Ici, dans le domaine du secret, elles peuvent tout se dire. Mais si on lit bien le roman, on se rend compte qu’elles se disent peu de choses, finalement, sauf quand elles sont dans une très forte intimité. Elles se méfient, et elles ne veulent pas refléter ouvertement la même image que l’autre, parce que l’autre apparaît comme l’image d’un échec. Et c’est là le langage des femmes entre elles. À ce sujet, je fais souvent référence au film Le Déclin de l’empire américain, parce que j’ai été frappée par la justesse avec laquelle on y fait parler les femmes.»

Vous vous êtes réellement inspirée du film de Denys Arcand?
«Ça a été tout à fait déterminant dans l’écriture de Confidence pour confidence! J’ai voulu retrouver cette façon de dire les choses, particulièrement ce langage des femmes contemporaines, qui est un langage d’analyse psychanalytique permanent. Si vous avez une fille, on vous dit qu’elle ne se réalisera jamais à cause de votre trop forte personnalité; si vous caressez votre chien, on vous dit que c’est un substitut d’enfant… Les femmes portent sans cesse des jugements analysants, alors qu’autrefois, jusqu’au XIXe siècle, le jugement était moralisant.»

Vous vous inspirez en partie d’expériences vécues. Comment se fait l’alchimie entre fiction et réalité?
«Je crois qu’écrire, c’est jouer avec la réalité. J’ai envie d’employer la formule "inventer la réalité".»

Oui, écrire, c’est peut-être bien substituer une réalité à la réalité. Est-ce qu’on peut aller jusqu’à dire qu’écrire, c’est trouver la réalité insupportable?
«C’est vrai aussi pour la mémoire. Plus j’écris, moins j’ai de mémoire. Un peu comme si mes livres la remplaçaient. Enfant, j’étais pourtant la mémoire de la famille; je pouvais dire à ma mère: "Il y a dix ans, tu avais une robe comme ci ou comme ça". Mais depuis que j’écris, j’ai substitué la fiction de l’écrit à la réalité de ma vie. Et c’est très troublant: je perds la mémoire, en quelque sorte…»

Une fois qu’elles sont écrites, vous oubliez les choses?
«J’oublie les raisons qui ont provoqué l’écriture. Ça peut avoir un bon côté, d’ailleurs…»