Trois auteurs au Salon : Trois fois trois visages
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Trois auteurs au Salon : Trois fois trois visages

Quelque 450 écrivains débarqueront bientôt des quatre coins du Québec et du monde. L’occasion est belle de mieux connaître ces artisans du verbe, qui traduisent dans les mots ce que la vie a de plus vaste, de plus intime, de plus sage ou de plus farfelu. Voici quelques-unes des belles figures qui seront au rendez-vous.

Dominique Demers: Contes pour tous
Pour peu que vous ayez entre 7 et 107 ans, Dominique Demers a écrit quelque chose pour vous. D’abord, ses livres jeunesse ont conquis petits et grands de par le monde _ les grands aussi, en effet: les anecdotes ne manquent pas au sujet d’adultes qu’on a surpris en train de la lire en cachette. Et récemment, l’auteure a tenu à régulariser la situation de ces derniers. Son roman Le Pari, paru en février chez Québec/Amérique, s’adresse bel et bien aux adultes, même s’il y est beaucoup question de l’enfance. Plusieurs ont vu là un pari qu’elle s’est lancé à elle-même, pour faire taire quelques mauvaises langues et démontrer qu’elle savait, elle aussi, jouer dans la cour des grands. Quoi qu’il en soit, d’après la réaction des lecteurs, le pari semble d’ores et déjà relevé.

Dominique Demers vit à vive allure. Journaliste de métier (elle a longtemps collaboré à la revue L’Actualité ainsi qu’au journal Le Devoir), elle a publié, depuis 1991, pas moins de dix romans jeunesse. Du lot, on retient particulièrement Valentine Picotée, La Nouvelle Maîtresse et les deux volets de Maïna (Au pays de Natak et L’Appel des loups). Un Maïna version ado, voire adulte, a également été publié chez Québec/Amérique en 1997. Des livres qui font du chemin: elle a déjà vendu plus de 200 000 livres, une performance tout à fait hors normes au Québec, et ses romans commencent à faire des petits outre-mer: une adaptation télévisuelle de Marie-Tempête, un roman qui réunit les trois tomes de sa trilogie pour adolescents (Un hiver de tourmente, Les grands sapins ne meurent pas et Ils dansent dans la tempête) a été présentée sur France 2 en décembre dernier et sera diffusée à Radio-Canada l’automne prochain.

Soucieuse de toujours mieux comprendre les relations entre les jeunes et la littérature qui leur est destinée, Dominique Demers a trouvé le temps, entre les périodes consacrées à l’écriture, les dossiers journalistiques, les tournées des écoles de la province et la vie de famille (elle a elle-même trois enfants), de mener à terme des études universitaires pour le moins éloquentes. Après avoir obtenu sa maîtrise en études littéraires, elle a rédigé une thèse de doctorat intitulée Représentation et mythification de l’enfance dans la littérature jeunesse: du XVIIe siècle à aujourd’hui, puis complété un post-doctorat portant sur la mythification de l’enfance dans les dramatiques télévisuelles et les romans québécois. Dans la même veine, elle termine actuellement un post-doctorat sur la littérature et la télévision jeunesse au Québec. Depuis une dizaine d’années, Dominique Demers est aussi chargée de cours en littérature jeunesse à l’UQAM. Un parcours impressionnant.

Celle qui se dit conteuse plutôt qu’écrivaine ne cesse d’agrandir le cercle de ses lecteurs. Son seul regret est de n’avoir plus le temps de pratiquer le métier de journaliste, un métier dont elle dit qu’il a été «son école» et qu’elle adore.

Ce printemps, Dominique Demers publie quatre romans, rien de moins. En plus du Pari, trois livres pour les jeunes viendront s’ajouter à la liste, et les projets vont bon train. Cette Franco-ontarienne d’origine, qui a depuis longtemps fait le choix de Montréal et du Québec, semble avoir encore bien des cartes dans sa manche et autant de paris à relever.

Jean-Paul Dubois: Compagnon de doute
«Je ne vaux pas grand-chose, je ne crois en rien, pourtant tous les matins, je me lève.» L’ouvre entière de Jean-Paul Dubois tient au creux de cette phrase, qui se veut un clin d’oil à Cioran. Tirés de Tous les matins je me lève, le premier roman de Dubois, ces quelques mots résument bien l’immense lassitude de ses personnages qui, au fil des pages, se découvrent presque inévitablement face à un immense gâchis: leur vie. Météorologue en dépression ou écrivain vidé de toute substance, ils vivent à l’ombre de leurs doutes et n’ont qu’une seule conviction: tout ne tient qu’à un fil; tout bonheur peut être détruit, même par un conducteur myope qui a oublié de chausser ses lunettes.

Comme Paul Peremülter, protagoniste de Si ce livre pouvait me rapprocher de toi, Jean-Paul Dubois a écrit quatorze livres. Nouvelliste à l’humour noir et chroniqueur pénétrant, ce grand reporter attaché au Nouvel Observateur pratique surtout le roman, qu’il aborde comme une thérapie personnelle. Établi à Toulouse, loin de la vie littéraire parisienne, Dubois travaille ses textes à bras-le-corps et dit «abattre» chacun de ses bouquins en un mois seulement. Ses histoires, il les construit autour de choses qu’il a vécues ou d’événements dont il a été témoin. Et il ne s’en cache pas: ses romans se conjuguent tous à la première personne, nombre de ses alter ego sont écrivains et presque tous se prénomment Paul.

Sorte de chronique de la détresse et du désenchantement, l’ouvre de Jean-Paul Dubois est une extraordinaire entreprise de dévoilement. L’auteur est d’ailleurs passé maître dans l’orchestration des confessions et des aveux. Prétexte et contexte, tout incite ses anti-héros à poser un regard lucide sur le monde et la vie qu’ils y ont vécu. Hospitalisé à Jérusalem, Paul Klein (Je pense à autre chose) s’interroge: son frère jumeau lui a-t-il fait rater sa vie? Du fin fond de la forêt québécoise, Paul Peremülter (Si ce livre pouvait me rapprocher de toi) se demande: «Qu’ai-je donc en moi qui m’a toujours empêché de vivre en paix?»

Jean-Paul Dubois n’écrit pas pour distraire. Ni pour faire la leçon. Pour ce spécialiste du mal de vivre, la forme romanesque serait plutôt une sorte de méditation constructive. Son écriture est sans trucage; jusque dans les chroniques réunies dans Parfois je ris tout seul, dont certaines se rapprochent du poème, il a toujours privilégié le mot juste à l’effet de style. Chacun de ses romans est une tragédie intime bourrée de détails insolites, une quête intérieure qui ramène toujours devant un miroir, où l’on ne peut que «répondre à toutes les questions que l’on n’a jamais osé se poser, s’examiner, de la peau jusqu’au fond des os, et se juger pour ce que l’on vaut».

«Si l’on avait une perception infaillible de ce qu’on est, on aurait tout juste encore le courage de se coucher, mais certainement pas celui de se lever», a écrit Cioran. Malgré leur pessimisme inquiet, en dépit de cette multitude d’échecs quotidiens qui mènent à l’état d’urgence, les personnages de Jean-Paul Dubois acceptent tous, finalement, de se lever le matin. Ne serait-ce que pour contredire Cioran.

Rober Racine: Embrasser avec la langue
Ce qu’il y a de bien avec notre époque, c’est qu’un homme comme Rober Racine se fait reconnaître comme créateur plutôt que de passer pour un fou. La définition que l’on se fait du métier d’artiste est assez souple pour accueillir les brillantes folies d’un tel dingue de la langue, même quand les folies en question dépassent tout à fait l’entendement.

Parmi les réalisations de ce peintre-auteur-compositeur-comédien-sculpteur-essayiste, on retiendra, hormis quelques romans à la poésie débridée, des réalisations comme son adagio pour «signatures anonymes», une ouvre sonore composée des bruissements créés par la plume lorsque les gens apposent leur signature, ou bien son interprétation, à lui seul, des soixante-sept personnages d’un feuilleton radiophonique. Pas banal, dites-vous?

Nous parlons ici de quelqu’un qui a joué au piano, quatorze heures durant, les Vexations d’Érik Satie, retranscrit à la main l’ouvre complète de Flaubert (pour l’avoir «dans le poignet», qu’il dit…) ou encore découpé un à un les 55 000 mots du Petit Robert pour les intégrer à un vaste montage visuel où les termes, collés à des bâtonnets, sont plantés sur une large surface évoquant une grande page blanche. Ce qui restait du dictionnaire allait ensuite faire l’objet d’enluminures et être intégré au concept des Pages-Miroirs, où les mots sont reflétés à l’infini.

L’entreprise a aussi donné lieu à une étude musicale de la langue française. Racine a répertorié tous les mots contenant une syllabe apparentée à une note de musique (do, ré, mi…), puis classé les mots par familles de lettres. Il s’agissait ensuite d’établir une partition, selon certaines règles rythmiques, puis de l’interpréter au piano. L’une des conclusions de ce travail est du plus haut intérêt: la langue française est accordée en «la», puisque cette syllabe est celle qui revient le plus souvent.

La plus attrayante de ses conceptions demeure sans doute celle d’un grand parc de la langue française, un lieu physique où les visiteurs pourraient se balader d’un mot à l’autre, ces derniers étant inscrits sur de petits panneaux accompagnés de leur définition. La démarche est expliquée dans le livre Le Dictionnaire, suivi de La Musique des mots (L’Hexagone, 1998). L’ouvrage comprend également un disque, soit l’interprétation de son découpage «mélodique» du français.

Le plus étonnant, c’est encore la pertinence et la beauté, souvent la charge émotive, de réalisations qui pourraient n’être qu’exercices de style. Sans blague: la musique du Dictionnaire s’écoute agréablement et n’est pas dénuée d’intérêt mélodique.

De son propre aveu, Rober Racine est avant tout tenté par l’écriture. Alors pourquoi toutes ces ouvres structurelles, qui exploitent les mots comme éléments d’une construction visuelle ou musicale? Dans Le Dictionnaire, l’auteur nous met sur la piste: «Je dis souvent que j’aurais pu écrire Les Pages-Miroirs. […] L’histoire d’un être bizarre qui découpe tous les mots du dictionnaire pour ensuite en enluminer les retailles, les pages restantes. Mais non. Au lieu de les écrire, je les ai faites. J’ai voulu mettre un peu de lumière dans cette vaste illusion qu’est le dictionnaire.»

À quarante ans et des poussières d’étoiles, Rober Racine est l’un de nos artistes les plus originaux, et s’il est vrai que sa carrière demeure discrète, il faut y voir la marche d’un esthète qui fait discrètement beaucoup de bruit et qui ouvre modestement dans le registre de la démesure.