Christiane Olivier : L’ogre de barbarie
La psychanalyste CHRISTIANE OLIVIER publie un essai sur la violence, sans doute l’un des maux les plus désespérants de notre monde. Elle nous raconte la genèse de ce livre accusateur, L’Ogre intérieur.
Christiane Olivier s’est fait connaître avec Les Enfants de Jocaste, un essai controversé fort populaire paru en 1980, dans lequel la psychanalyste conviait les mères à se détacher un peu plus de leurs enfants. Avec Les Filles d’Ève (1990), Olivier enfonçait le clou: si les hommes ne sont pas présents dans l’éducation et dans la famille, on les survalorise sur tous les fronts. Ainsi, ils prendront le pouvoir, et exerceront sur les autres (femmes et enfants) la terreur. Dans Les Fils d’Oreste (1994), elle développait sa thèse en préconisant le retour (l’engagement) des pères dans le noyau familial.
Bref, Christiane Olivier, féministe de la première heure, croit profondément à l’égalité des sexes dans le couple, la famille, la société; et ce qu’elle constate, c’est rien de moins que la catastrophe… Toute cette violence, contre soi et les autres, c’est le résultat d’une éducation dans laquelle il manque un maillon: le père. Et quand il est là, encore faut-il que les parents réhabilitent la discipline, concept perdu dans les limbes des années 70, et dont le manque est responsable des ravages actuels. Résultat: les adolescents «ne trouvent plus d’obstacles à la mesure de leur désir»; et les parents continuent à faire des enfants pour les regarder rire et s’émerveiller, ce qui n’est pas le but de l’éducation, précise Olivier dans son essai.
On l’aura compris, la psychanalyste déplore le mythe des parents copains, eux-mêmes de vieux adolescents qui ne sont pas sortis de l’enfance.
«On veut vivre dans un monde très gentil», opine Christiane Olivier, de passage à nos bureaux la semaine dernière, pour la sortie de son nouvel ouvrage L’Ogre intérieur. ?«On se marie par amour, on fait les choses par plaisir, on gomme toute violence, tout conflit dans la famille et ailleurs…Tout le monde il est beau et tout le monde il est gentil. On est prêt à tout pour ne pas avoir d’opposition. Le problème, c’est que pour trouver qui on est, pour devenir un individu à part entière, il faut se "mesurer", s’opposer, vivre le conflit et le résoudre. En évitant toute opposition aux petits enfants, on saute une étape fondamentale de la vie. Mais cette violence ressortira, c’est garanti, que ce soit dans la rue ou sur quelqu’un.»
Pour Olivier, la violence est tout à fait normale, elle sert même de bouclier à l’être humain. «La violence est une force de vie, dit-elle. Tout le monde a cette force, et tout va bien jusqu’au moment où la route est barrée. Là, la violence s’élève, comme une protection, mais c’est normal: l’éducation socialisera le petit enfant qui se fait dire non pour la première fois.»
Un passé violent
Il n’a pas été évident, pour la célèbre psychanalyste, de travailler sur ce sujet, mais ce n’est pas pour des raisons émotives. «Je n’ai pas eu peur de ce sujet, mais j’ai eu des problèmes de méthodologie: les psychanalystes n’avaient jamais caractérisé la violence, donc je n’avais aucune définition. Ils avaient parlé oralité, analité, libido, pulsions, mais n’ont jamais intégré la violence à leurs théories. J’ai pensé que ça venait de Freud, fondateur de la psychanalyse, à cause de l’autorité de son père. Mais bon… Disons en tout cas qu’il a découvert l’inconscient sans mettre en relief le poids "symbolique" des parents. Il ne voulait pas faire apparaître cette violence à propos de ses propres parents.»
Olivier aborde dans son essai plusieurs formes de violence: autant celle qui éclôt dans les banlieues, à l’adolescence, celle qui plane à la télé au creux du foyer familial, celle qu’on exerce contre les autres; et l’autre – anorexie, boulimie, suicide – qu’on s’applique à soi-même.
De toutes les formes de violence, Christiane Olivier estime que c’est celle qui est faite aux femmes, au sein du couple, qui est la plus dommageable. «Pourquoi? Parce qu’elle a pour effet de créer un silence conjugal, familial, filial. Ces femmes éduquent leurs enfants dans la terreur, et ne sont plus elles-mêmes. Les conséquences sont dramatiques.»
Si la violence se voit partout, elle ne s’exprime pas de la même manière dans tous les pays. Comment exliquer que dans certaines cultures le goût pour la torture, par exemple, soit si développé? «Le spectacle de la violence, c’est une chose qui existe, semble-t-il, dans des sociétés dites peu "évoluées", peu cultivées, où l’on n’a pas appris à "sublimer" la violence. Alors le fameux "Ça" n’est pas du tout éduqué. La violence ne passe pas sous forme d’histoires, de contes, de mythologie, et ressort à l’occasion d’une guerre ou de confrontations. On ne s’imagine pas en France ou au Canada, "sortir de soi-même" pour arracher les yeux ou les oreilles de quelqu’un: on a une idée de la violence, et ces choses ne se font pas; l’imaginaire qu’on a créé est à l’extérieur de nous et sert à exorciser cette cruauté. L’Ogre intérieur, quand il sommeille en nous, n’est plus à sa place…
L’Ogre intérieur
De la violence personnelle et familiale
Dans cet essai signé par une psychanalyste de renom, on est dans le Moi, le Ça et le Surmoi par-dessus la tête. Si ces notions vous font déjà hérisser le poil, laissez tomber. Mais si les méandres de la psyché vous fascinent, et que le langage psychanalityque ne vous rebute pas (lui qui a si mauvaise presse par les temps qui courent): cet ouvrage est tout indiqué. «Lorsqu’on évoque la violence, une constatation s’impose: la violence part des banlieues, c’est là qu’elle éclate accompagnée de son cortège de désespérance, de délinquance, d’agressions, de drogue, d’insécurité. Certains quartiers sont devenus de véritables zones interdites excluant toute présence policière.» Christiane Olivier n’est pas politiquement correcte et elle parle de ce qu’elle voit. Elle parle peu de la violence silencieuse des institutions de la politique et de l’économie, sait très bien qu’elle est à la source de tout, mais laisse les idées aux philosophes et sociologues. Ce qui fait la matière de son essai, ce sont bien sûr les témoignages et documentations liés au traitement de la violence (maisons d’hébergement, cabinets médicaux, etc.). À la manière de Viviane Forrester dans L’Horreur économique, Olivier vulgarise avec talent des notions qui rebutent d’habitude les profanes. On pourra être choqué parfois par ses propos polémiques (une petite tape n’a jamais fait de mal à personne, par exemple), mais obligé de conclure avec elle que la recherche du plaisir à tout prix a fait de nous des êtres passifs. Et que l’éducation est VRAIMENT la clé de tous les maux. Éd. Fayard, 1999, 233 p.