Jean-Paul Dubois : L'homme sans qualités?
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Jean-Paul Dubois : L’homme sans qualités?

JEAN-PAUL DUBOIS, l’auteur de Si ce livre pouvait me rapprocher de toi,
est un écrivain à part. Alors qu’il se demande à quoi peut bien servir l’acte d’écrire, il signe l’un des plus beaux livres de la production française récente. Rencontre avec un drôle d’oiseau…

Jean-Paul Dubois est un drôle d’écrivain. Le journaliste du Nouvel Observateur publie avec une régularité de métronome (quatorze livres en seize ans), mais il est loin de poser en représentant de le République sacrée des belles-lettres. Il se garde bien de vénérer les livres et de s’illusionner sur leur pouvoir. «Un roman, ça ne sert à rien, confie-t-il lors de son récent passage à Montréal. C’est un sport, un passe-temps. C’est une façon de se regarder, de regarder le monde, de prendre le temps. Celui qui écrit en tire toujours un profit personnel. Mais si le livre avait une puissance civilisatrice, s’il rendait meilleur, s’il pouvait faire véritablement douter ceux qui l’écrivent, et ceux qui le lisent, ça se saurait. On vit dans un monde qui accorde aux livres une place qu’ils n’auront jamais. Le livre est une expérience individuelle. Quelqu’un d’autre peut s’y retrouver, peut-être. C’est tout.»

L’écrivain français ne mythifie donc pas son métier, «une activité humaine comme les autres, avec ce que ça peut avoir de formidable et de médiocre». Dans son dernier-né, Si ce livre pouvait me rapprocher de toi (dont le titre semble contredire ce constat d’impuissance), le narrateur écrit que «faire un livre est une chose très simple. Il suffit de ne pas vivre.» «L’action d’écrire, c’est la vie la plus stupide que j’aie jamais menée, opine Jean-Paul Dubois. Le moment de l’écriture n’est pas agréable. Moi, je suis assis quinze heures par jour, de 10h à 3h du matin, pendant un mois et demi, et tout ce temps-là, je ne vis pas.»

Pourquoi le faire alors? «Parce que c’est le moins désagréable de tous les métiers que j’ai faits. Et c’est une position politiquement acceptable. Moi, ça ne me déplaît pas d’écrire des livres. Je ne vole rien, je n’ai d’autorité sur personne, et vice versa. Si vous voulez savoir pourquoi j’écris, c’est pour ça: pour que personne n’ait d’autorité sur moi, et, surtout, que je n’en aie sur personne.» Et si ses narrateurs exercent souvent le même métier que lui, c’est parce qu’un écrivain, «c’est un type qui n’est rien. Il n’a pas d’identité forte. C’est généralement quelqu’un qui attend, qui regarde, qui a du temps. Un écrivain, pour moi, c’est ça. Quelqu’un qui a du temps et qui est hors du rythme du monde. Donc, ça crée une disponibilité énorme au départ d’une histoire.»

Les détails et l’histoire ont beau changer, Jean-Paul Dubois traîne un peu toujours le même protagoniste d’un roman à l’autre – reflet de ses interrogations. Le narrateur de son nouveau bouquin, qui s’achève dans les bois près de La Tuque, se prénomme Paul (comme le héros de Je pense à autre chose, qui se déroulait aussi en partie au Québec). Et, à l’instar du protagoniste – écrivain de Kennedy et moi, il a perdu foi dans les livres: en treize ans, il n’a produit qu’une pile pesant «moins de quatre kilos d’une matière qui n’avait pas grand-chose de précieux». Sa femme le quitte, son chien meurt, son compte spermatique est trop bas pour lui assurer une descendance. Bref, Paul vit cette crise, cette remise en question commune aux narrateurs des derniers romans de Dubois, ouvres d’une lucidité ironique et inquiète.

Grandeur nature
À la base du roman, il y a d’abord eu la beauté des paysages, qui génère malgré tout une forme de paix, par l’indifférence de la nature à l’Homme. «Vous sentez que tout ça a été là avant vous, que ça y sera après, que vous n’êtes absolument pas vu par ce monde, tellement vous êtes insignifiant. C’est le décalage entre ce qu’on vit, qu’on croit très concret, et notre inexistence par rapport au monde réel. Le sens des choses est inversé.»
Lui aussi auteur de quatorze romans, le héros de Si ce livre pouvait me rapprocher de toi décide de quitter «ce monde protégé qui n’existe pas, celui des livres», de sortir de lui-même pour revenir dans la réalité de la vie. Une réalité pas toujours belle, ainsi qu’il le constate au cours de son parcours initiatique. Après un séjour peu édifiant chez les Américains («Les États-Unis, c’est une succession d’extrêmes: je n’invente rien», assure l’auteur de L’Amérique m’inquiète), Paul Peremülter va débusquer le secret de ses origines sur les rives du lac Flamand, en ce lieu où, autrefois, son père a disparu mystèrieusement. «Quand on est mal, il faut bouger. On a le choix entre rester assis et attendre la mort, ou galoper pour emmagasiner le plus d’images avant la fin. Pour rien, bien sûr, puisqu’on ne peut pas les stocker.»

Le roman traite aussi de l’héritage filial, de «tout ce patrimoine précieux à jamais muré dans la tête des morts», et qui fait de la vie un éternel recommencement. «On ne peut rien laisser de ce qu’on accumule d’intéressant dans une vie. L’usage du monde, une forme d’apprentissage. On lègue des fortunes, des choses matérielles qui n’ont aucun intérêt. Mais un père ne peut jamais léguer à son fils ce qu’il a acquis, ce qui pourrait l’aider. Jamais. L’image du père est aussi surdimensionnnée que celle du livre: qu’est-ce qu’il en reste au bout de dix, vingt ans? Une image vague. Un poids éducatif, c’est tout. C’est dommage de ne pas pouvoir transmettre un peu d’ADN de sagesse ou d’expérience. La vie, c’est beaucoup de temps perdu à apprendre, et très peu à vivre.»

Jean-Paul Dubois connaît bien nos contrées, qu’il visite régulièrement. L’auteur avoue avoir la même bougeotte que son personnage. «Quand je suis en Europe, j’ai envie d’être ici, et vice versa. C’est ça ne pas être en paix. C’est chercher sa place d’un continent, d’un pays, ou d’un immeuble à l’autre. Et écrire, ça vous permet d’essayer de faire le point sur tout ça, chaque année. Mais ça ne vous apporte pas de solution, de réponse.»

Si ce livre pouvait me rapprocher de toi
À la fois «road book» et introspection intime, le beau roman de Jean-Paul Dubois trace le portrait d’un homme en déséquilibre. Méticuleusement construit, le livre est divisé très nettement en chapitres thématiques qui sont autant d’étapes dans l’itinéraire de cet être en quête de lui-même, de Toulouse à La Tuque. Si les épisodes américains (l’auteur y a même intégré ce drame horrifiant d’un Noir traîné sur la route par deux racistes blancs, jusqu’à en être démembré) apparaissent quelque peu contingents à la recherche intérieure du narrateur, avouons que Dubois sait excellemment camper un climat, un personnage, un état. Avec beaucoup de pudeur et d’émotion contenue, variant parfois les niveaux de narration, il évoque aussi bien la mort d’un chien que la découverte émue d’une deuxième famille. Quant à la longue traversée des impénétrables Bois sales, épreuve physique autant que plongée métaphorique en soi, dans «la forêt de ses peurs», sous la figure omniprésente du père, il en fait un récit captivant, seulement clos par un dénouement qu’on pourra trouver un rien trop emblématique.

Au terme du livre, le narrateur aura trouvé, temporairement, un peu de paix. Et le lecteur, beaucoup de plaisir. Éd. de l’Olivier, 1999, 216 p.