Alain Finkielkraut : Le mécontemporain
Avec La Défaite de la pensée et Le Crime d’être né, ALAIN FINKIELKRAUT s’est imposé comme un observateur incontournable de notre société. Dans son dernier ouvrage, L’Ingratitude, écrit avec le Québécois Antoine Robitaille, le philosophe continue de réfléchir à voix haute sur la richesse des petites nations, les mensonges de la mondialisation et les dérives du vingtième siècle. Rencontre avec un homme bien dans sa tête, mais mal dans son époque…
Alain Finkielkraut, vous affirmez dans votre livre que notre époque est ingrate vis-à-vis du passé. Or, j’ai le sentiment inverse: le passé n’a jamais été aussi présent! Il nous étouffe, nous écrase… Que voit-on dans le monde, depuis quelques années? La résurgence des nationalismes haineux, la montée des particularismes, les groupes ethniques qui brandissent leurs différences, des rétrospectives, des commémorations, des ouvres remplies de références et de clins d’oil… Bonjour l’ingratitude!
Effectivement, cette obsession du passé existe, mais il s’agit d’une obsession victimaire. Une des expressions les plus couramment employées, aujourd’hui en France, c’est le «devoir de mémoire». On invoque constamment cette nouvelle injonction. Mais ce devoir de mémoire, il ne concerne que les crimes: la Deuxième Guerre, l’Holocauste, les génocides… Les gens qui n’ont pas vécu la Deuxième Guerre disent qu’il faut se souvenir des atrocités qui ont été commises à cette époque, afin qu’elles ne se répètent plus.
Un philosophe a déjà écrit que les grands malfaiteurs de l’humanité risquent de se trouver ex-aequo avec les héros et les artistes dans notre mémoire collective. Je crois que les choses sont plus graves encore: Hitler et Staline sont en train d’accaparer notre mémoire. La mémoire est en train de devenir l’oubli de tout ce qui n’est pas le crime. C’est vrai d’abord pour Auschwitz, mais aussi pour toutes les mémoires particulières arc-boutées contre le mal.
Il n’y a pas contradiction entre le constat que je fais de l’ingratitude de notre temps envers le passé, et une mémoire accaparée par le crime. Pourquoi? Parce que lorsqu’on ne se souvient que des crimes, on en vient à conclure que le passé, c’est l’horreur _ donc, que notre époque est supérieure à toutes les autres époques.
Aujourd’hui, nous sommes obsédés par l’idée d’égalité des êtres humains. Nous dénonçons le racisme, l’homophobie, le sexisme, etc. Aucune autre époque n’est allée aussi loin dans la dénonciation des inégalités. D’où la certitude que nous n’avons pas besoin du passé. Nous avons réduit le passé à la violence, aux inégalités.
L’obsession victimaire ne célèbre pas le passé, au contraire: elle le regarde avec condescendance.
Vous voudriez donc que l’on se souvienne aussi des luttes qui ont été menées avant nous?
Je voudrais qu’on ait une mémoire qui soit moins idéologique. Je voudrais que nous nous donnions les moyens d’échapper à la prison du présent. Le présent fabrique ses propres certitudes, ses propres préjugés, il y a un vacarme du présent. Il faut être capable de s’arracher à cela. À partir du moment où l’on ne voit le passé que dans la perspective qui est la nôtre _ la tolérance, l’égalité, etc. _, on s’enferme dans la suffisance du présent.
Peut-être, mais il est parfois nécessaire d’oublier le passé pour aller de l’avant. C’est ce que proposait Nicole Loraux dans son livre L’Oubli dans la mémoire d’Athènes (Payot, 1997): oublier pour vivre ensemble, se réconcilier pour former une nation unie…
Je suis tout à fait d’accord: les communautés nationales survivent par le souvenir de ce qui a été fait, mais aussi grâce à l’oubli. Voilà pourquoi je ne me suis pas félicité, comme tant d’autres, de la demande d’extradition promulguée contre le général Pinochet. Dieu sait que je ne porte pas ce dictateur dans mon cour! N’empêche qu’il y a quelque chose qui m’a dérangé dans cette affaire. La communauté internationale s’est arrogé le droit d’intervenir dans l’histoire d’un pays qui avait choisi l’amnistie et la paix civile. Le choix des Chiliens était un choix contestable, mais c’était leur choix. Et j’ai vu dans l’attitude de la communauté internationale une certaine arrogance.
C’est vrai que la cause des Droits de l’homme est une cause indiscutable, mais il n’en reste pas moins que cela peut créer un précédent détestable. C’est une manière de contester le droit des hommes à l’oubli. Vous savez, l’oubli est parfois le prix à payer pour avoir la paix civile…
L’extradition de Pinochet, c’est peut-être une victoire juridique, mais ça ne veut pas dire que c’est une victoire politique. La pensée juridique et la pensée politique sont deux modes de pensée totalement différents. Malheureusement, aujourd’hui, il n’y en a plus que pour la première…
Vous croyez qu’il y a un danger à rouvrir de vieilles blessures?
Parfois, il y a un danger à les refermer, parfois il y a un danger à les rouvrir. Il faut être capable de raisonner au cas par cas. Or, aujourd’hui, les droits de l’homme sont considérés comme une valeur absolue à laquelle on devrait sacrifier toute la diversité des situations humaines. Il me semble qu’il y a là un véritable danger.
Vous êtes extrêmement critique envers notre époque: rien de ce qui se fait aujourd’hui ne trouve grâce à vos yeux. La politique, l’art, l’éducation, l’aide humanitaire, le rock, la révolution technologique, le mondialisme _ tout est nul. C’est comme si le monde avait cessé de tourner au XIXe siècle. On pourrait dire que vous faites preuve d’ingratitude vis à vis de notre époque!
Non, non, je ne suis pas nostalgique _ quoique, selon moi, la nostalgie devrait avoir droit de cité. Mais plusieurs travers de notre époque m’emmerdent.
Prenez cette obsession de l’Autre, par exemple. Notre époque n’a qu’une chose à vanter: l’Autre. On n’en a que pour l’Autre. Or, en même temps, on constate une allergie grandissante à toute forme de dépaysement. On ne veut dépayser personne.
L’école, par exemple. Avant, on allait à l’école pour être dépaysé. Maintenant, on dit que dépayser les jeunes, c’est leur faire violence. On s’adresse à eux dans leur langage, on leur parle de leur réalité, on colle à leurs préoccupations…
Idem pour l’art. Dès qu’il y a un peu de dépaysement, il y a un Peter Sellars pour vous traduire tout ça. Vous connaissez Sellars? Toute l’ouvre de ce pseudo-génie consiste à retraduire les grands textes du répertoire dans la problématique de notre temps: monter Dom Juan dans une banlieue chaude d’une ville américaine, par exemple. Mais qu’est-ce que c’est que ce refus de prendre une distance d’avec notre temps?
Charles Taylor a bien caractérisé notre époque: nous nageons dans la politique de la reconnaissance. Le thème de la reconnaissance remplace de plus en plus celui de la conversation. Avant, on conversait avec les grands morts;
maintenant, j’ai le sentiment qu’on est dans un tout autre horizon. Ce qui importe, ce n’est plus la conversation, c’est se reconnaître les uns les autres…
Y a-t-il une chose que vous aimez de votre époque? Une seule chose?
(Pause) La médecine. On ne meurt plus de la grippe, et les femmes font des enfants tranquillement sans risquer de mourir. C’est tout…
Bon. Parlons du conflit en Yougoslavie. Il y a quelques jours, dans le quotidien Libération, vous avez appuyé l’intervention de l’OTAN. Actuellement, en France, qui milite contre?
Les adversaires de l’intervention de l’OTAN se recrutent dans trois milieux: l’extrême droite, les gaullistes nationaux-républicains, et ce qu’on appelle «la gauche de gauche».
Pour l’extrême droite, les choses sont simples: la Serbie défend la civilisation européenne contre les hordes musulmanes, elle résiste à l’invasion islamique, et nous devrions prendre exemple sur elle.
Les gaullistes, eux, sont obsédés par la souveraineté française, mais contrairement à ce qui se passait sous De Gaulle, la souveraineté, pour eux, n’est pas un moyen _ c’est une fin. Elle vaut pour elle-même, on est souverain pour être souverain. Pour les gaullistes, le grand scandale, ce ne sont pas les crimes commis par Milosevic, mais le fait que nous lui répondions sous la tutelle des Américains.
Quant à «la gauche de gauche», elle pense que l’Amérique est l’ennemi du genre humain. Pour elle, les peuples sont opprimés par l’Amérique; donc, quand l’Amérique agit, c’est nécessairement pour servir des intérêts sordides.
De mon côté, j’ai été suffisammnent marqué par l’horreur totalitaire pour ne pas raisonner en ces termes. Je pense que la France doit défendre sa souveraineté, mais à la différence des gaullistes, je ne fais pas de la souveraineté une valeur en soi. La souveraineté, pour quoi faire? Si c’est pour aller du côté des bourreaux, mieux vaut ne pas être souverains!
La France a une dette à l’égard des États-Unis. Nous avons été sauvés par les Américains, après tout! Des Américains, des Canadiens et des Anglais sont morts à plusieurs milliers de kilomètres de chez eux pour défendre nos droits. C’est déjà difficile de mourir pour sa patrie _ alors, imaginez mourir pour la patrie des autres! C’est un exploit peu commun qui, à mon avis, ne se répétera plus jamais.
On le voit d’ailleurs avec ce qui se passe au Kosovo, à la manière dont on fait la guerre. La guerre technologique, la guerre électronique, c’est la guerre à distance _ on la fait sans la faire. Cette stratégie est extrêmement dangereuse, car les victimes de cette déterritorialisation sont ceux qui habitent le sol, les civils serbes, les Kosovars…
Vous savez, vous dites que je n’aime pas mon époque. Eh bien, c’est faux: je trouve le cinéma commercial américain extraordinaire. J’ai vu Il faut sauver le soldat Ryan, de Steven Spielberg, et ce film m’a complètement conquis, je trouve que c’est un très grand film. Il montre bien ce qui s’est passé à l’époque, cette incarnation formidable de l’idée d’universalisme, ce miracle qui a fait que des gens sont morts pour le monde!
Imaginez l’inverse: qu’un Hitler ait pris le pouvoir quelque part en Amérique, et qu’il ait menacé le continent. Qu’aurait fait l’Europe? Les pays européens auraient-ils volé au secours des Américains? On peut émettre de sérieux doutes. Les Européens auraient toujours trouvé une bonne raison pour ne pas y aller…
On dit que les Américains sont manichéens. Mais il faut parfois savoir être manichéen! Il faut savoir distinguer le bien du mal! Souvent, la complexité est l’alibi du refus d’agir et du déclin du courage. Moins on est courageux, plus on aime être intelligent…
Selon vous, plus personne ne mourrait pour sauver un peuple?
On ne mourrait plus pour rien. Tocqueville avait vu juste: notre grande passion, maintenant, c’est le bien-être. La vie est notre valeur suprême, notre souverain bien. L’idée fondatrice de toutes les républiques _ le sacrifice suprême _ est de plus en plus étrangère à nos sociétés.
Parlons du Québec. On connaît votre amour des petites nations. Mais que pensez-vous vraiment du Québec, de nos querelles constitutionnelles qui n’en finissent plus? (Et pas de flagornerie, s’il vous plaît!)
J’ai du mal à m’exprimer sur cette question. Quand je viens au Québec, je suis toujours d’accord avec mon dernier interlocuteur! (Rires) Je suis très sensible aux arguments de Guy Laforest, comme je suis très sensible à ceux de Stéphane Dion. Je trouve qu’ils sont très intelligents tous les deux.
En fait, ce qui me touche, c’est votre amour de la langue. Si les fédéralistes disaient que le prix à payer pour rester au Canada, c’est l’abandon du français, alors je serais souverainiste!
Votre amour de la langue française m’inspire. Je trouve que la France aurait tout intérêt à prendre exemple sur le Québec. J’aimerais que la France adopte elle aussi une politique de la langue. Malheureusement, en France, on n’aime plus notre langue, on ne sait plus la défendre, on ne sait plus ce que c’est que d’avoir une dette envers sa langue. On est des mufles!
Ceci dit, je n’idéalise pas le Québec. Toutes les petites nations ont un côté obscur. Elles sont étouffantes, elles demandent sans cesse des comptes à leurs créateurs, elles exercent sur eux une tutelle abêtissante… On est beaucoup plus à l’aise dans une grande nation! Mais il y a quelque chose d’audacieux et de noble dans la volonté d’être une petite nation parmi d’autres et de jouer sa partition dans le concert…
L’Ingratitude: conversation sur notre temps,
Alain Finkielkraut avec Antoine Robitaille
Québec Amérique, 1999, 226 p.