Olivier Rolin : Les états du désert
Avec Méroé, OLIVIER ROLIN, auteur de Port-Soudan s’aventure plus loin encore parmi les déserts, ceux d’Afrique et ceux du souvenir. Nous l’avons rencontré lors de son pasaage à Québec, la semaine dernière.
Le plus récent roman d’Olivier Rolin est un livre comme une saison littéraire en compte peu. Un livre de connaissance intime, où sera patiemment dégagé ce que l’homme a d’essentiel. Un livre d’érudition, aussi, qui remonte aux sources du Soudan pour montrer les faits et les gens qui l’ont façonné.
L’auteur de Bar des flots noirs (1987) et de L’Invention du monde (1993) referme, avec Méroé, ce qu’il convient d’appeler son chapitre soudanais, ouvert en 1994 avec Port-Soudan. Rolin avait de bonnes raisons pour choisir ce pays comme cadre à ses réflexions sur l’intemporalité, la reconstitution amoureuse, la mémoire endormie puis revisitée comme un champ de bataille. \«Ce livre, explique Rolin, porte sur le thème de la défaite, à tous égards, et la volonté d’échapper au mouvement du monde, à la vie en société, qui accompagne souvent la défaite.» Rolin trouvait au Soudan, à cause de son histoire souvent bouleversée, un cadre tout à fait propice. «Quand je parle de "défaite", je ne parle pas seulement de l’homme vaincu sentimentalement, mais aussi de la situation de l’écrivain, de l’artiste. Il me semble que les écrivains sont des gens qui ne sont pas à leur place, ou ne trouvent pas de place dans le monde qu’on leur propose; la tentation de l’exil, dans ce lieu qui n’en est pas un, est forte, puisque le Soudan est un pays perdu, suspendu…»
Leçon de choses
Depuis sa chambre d’hôtel, à Khartoum, le narrateur confie à son pélican, Harald, ce qui a fait sa vie, percevant la diversité des courants qui en ont orienté le cours. «Les rapports qu’entretient un fleuve avec une vie, sur le plan symbolique, sont nombreux. Entre autres, si le terminus est certain, pour l’un et l’autre, le point de départ est plus mystérieux: qu’est-ce qui fait qu’une vie sort du néant, qu’elle s’organise comme étant cette vie-là et pas une autre? Qu’est-ce qui fait qu’on devient écrivain, qu’on aime, qu’on n’aime plus, qu’on se tue… Les racines de la vie sont aussi multiples que les milliers de filets d’eau qui finissent par former un fleuve.»
Dans son roman, le narrateur explore les méandres de l’histoire, passé restitué dans l’étude du siège de Khartoum, au siècle dernier, où le général Gordon perdit la tête (au sens propre), ou encore dans la découverte des traces érodées de quelque royaume ancien. Dans ce personnage, Rolin a placé tout son «goût des ruines». «Je m’intéresse aux ruines parce qu’elles sont la marque de l’histoire, confie l’écrivain, mais surtout parce qu’elles accentuent le fait que l’histoire se termine toujours par une défaite. C’est d’ailleurs la défaite qui distingue l’espèce humaine de tout le reste, des animaux, par exemple. Le fait de faire des projets trop grands, ou de vouloir des choses trop grandes, puis d’échouer. Les plus importants efforts de l’humanité aboutissent toujours à ça, à quelques pans de murs…»
L’homme n’est jamais vivant autant que dans la défaite. Elle le confronte, le circonscrit, en fixe les limites et donne, par le fait même, tout leur prix à ses actes. «Si Prométhée réussissait son coup, s’il n’était pas attaché au rocher, ne se faisait pas manger le foie par un vautour, il ne serait pas un héros de l’humanité, il serait un dieu. Mais les dieux, ça nous emmerde! Il y a quelque chose d’éminemment positif dans l’éventualité de l’échec, et c’est la liberté, celle de se tromper, par exemple.»
Beauté baroque
Le narrateur coupé de la rumeur du monde, mûrit lentement ses échecs, à commencer par la perte amoureuse, celle d’Alfa, femme délicieuse dont le spectre le poursuit jusqu’aux confins de l’Afrique. Même quand il parcourt le corps d’une autre femme, c’est Alfa qui revit. Dans chaque sillon de la peau féminine, Alfa ressuscite un peu. Illusion? Pas tout à fait. «Trouver quelqu’un qui ressemble à une disparue pour la remplacer, ce serait sous l’empire de l’illusion, oui. Mais lui [le narrateur] ne recherche pas ça du tout. Sa recherche en est une de vérité. Ce qu’il veut, c’est retrouver, d’une façon presque matérielle, ces milliers de petits soubresauts, mouvements, agitations, tout ce qui fait un individu, quoi. Par la reconstitution, il veut en arriver à une vérité.»
Le texte de Rolin évoque la haute voltige. Texte superbe, où la rigueur historique fait un heureux ménage avec la poésie, dont l’auteur dit qu’elle n’apporte sans doute pas de solution, mais engendre un peu de beau, comme un baume. «Je ne suis pas certain que l’on arrive à clarifier les choses, dans un roman, mais au moins, on n’a pas seulement "subi" la défaite: on réagit. On a apporté plus de problèmes, oui, mais on a fait quelque chose qui est de l’ordre de la beauté.»
Beauté, voilà le mot qui nous reste sur les lèvres au terme de Méroé. Celle de l’écriture, qui sublime la douleur et enfante la littérature. Beauté du paysage, intérieur comme extérieur, où se profile ce qui détermine le cours d’une vie. Beauté de l’histoire, la petite comme la grande, avec ses conquêtes, ses replis, ses vestiges, sa vérité qui prend source dans le ciel et se fraie un parcours dans les deltas du cour et de la terre.
Méroé
d’Olivier Rolin
Le narrateur, un Européen, a choisi le Soudan comme terre d’exil. Ce pays de soleil, traversé par le Nil, contrée immense et pauvre où l’on vit encore, dans certaines régions, comme au Moyen Âge. Tantôt possession égyptienne, tantôt britannique, déchiré par des guerres tribales, le Soudan d’aujourd’hui porte les cicatrices d’une histoire mouvementée.
Retiré à Khartoum, notre exilé s’intéresse à la vie d’un général anglais, nommé Gordon, vaincu par des Ansars dans la même ville, en 1884. Il établit des parallèles entre cette histoire et la sienne, marquée par la perte d’Alfa, son grand amour. Le dénominateur commun: la défaite. Militaire ou amoureuse, la défaite révèle l’homme à lui-même, selon Rolin.
Survient bientôt Vollender, un archéologue allemand timbré mais fort compétent en histoire des royaumes médiévaux d’Afrique. Ce dernier se montre fasciné par Méroé, une «ville fabuleuse dont parlent Hérodote et Strabon, Pline et Sénèque, un tas de pyramides bousculées par les dunes…». La filiation est troublante entre les deux hommes: l’un étudie les ruines de l’histoire, l’autre scrute celles du cour.
Il y a dans Méroé une large part d’autobiographie. En effet, Rolin connaît bien le Soudan, et ne cache pas s’être inspiré de ses propres revers amoureux pour développer son personnage principal. Un roman très dense, écrit avec une verve peu commune. Éd. du Seuil, 1998, 240 p.