Maurice Dantec : Le nouveau monde
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Maurice Dantec : Le nouveau monde

La bombe littéraire qui secoue la France, ce printemps, s’intitule Babylon Babies, de MAURICE G. DANTEC, jeune écrivain inclassable, maintenant exilé au Québec, où se déroule d’ailleurs l’essentiel de ce livre. Un roman d’anticipation hybride, éclaté, explosif et lucide.

Maurice Dantec ne sait plus très bien s’il a choisi Montréal, ou bien si c’est Montréal qui l’a choisi. Chose certaine, il avait envie, ou besoin, de quitter l’Europe. L’écrivain de trente-neuf ans, originaire de Grenoble, qui avait signé dans la Série Noire les romans-cultes La Sirène rouge (1993) et Les Racines du mal (1995), est installé chez nous, sur le Plateau Mont-Royal, depuis bientôt deux ans.

Après une visite à Sarajevo en 1995, en plein conflit bosniaque, celui qui se considère d’abord et avant tout comme un Européen doutera de la volonté politique de ses compatriotes d’édifier une véritable communauté européenne. D’où son désir de partir.

Un premier passage au Québec, pour la promotion d’un de ses livres, le charmera. Dantec précise: «La vérité, c’est qu’on est arrivés ici, qu’on a trouvé les gens sympas. Pour moi, vous êtes au-delà du politique. En Europe, on en est encore au stade où il faut qu’on règle les problèmes à coups de tomahawk pour éviter qu’un million de personnes ne se retrouvent dans des fosses communes. Je ne pense pas que les relations, même difficiles, entre Québécois et Canadiens vous mènent là. J’ai donc préféré venir là où le genre de problèmes qui existent en Europe sont déjà réglés. Il y en a d’autres qui surgissent, mais qui, pour moi, sont de l’ordre du XXIe siècle, qui concernent plus le rapport de l’individu avec les nouvelles technologies, les grands déterminismes économiques.»

Au-delà du bien et du mal
De retour à Montréal après une tournée française de six semaines où se sont multipliées les entrevues pour les mensuels littéraires, les hebdos culturels, les télés et les radios, il sort un peu soulagé du buzz médiatique entourant la sortie de son roman, qui figure sur toutes les listes des meilleurs vendeurs. La rumeur parle même déjà d’adaptation cinématographique. Ce qui fait sourire l’écrivain, qui considère que son éditeur et son banquier jubileront davantage que lui. Surtout qu’il n’est pas intéressé à collaborer à un tel projet. Son livre ne lui appartient plus et fait partie du passé. Et le cinéma, c’est lourd. Mais il serait curieux de voir le résultat, si jamais le film voyait le jour.

Heureux de rentrer au bercail, il sent même, pour la première fois, qu’il revient vraiment chez lui, chez nous. Sa compagne et sa fillette de trois ans l’attendaient ici. Mais le Québec pourrait n’être qu’un lieu de passage. Parce que dans le nouveau monde qui se construit, il n’y aura plus de frontières, et les enjeux ne seront plus les mêmes.

L’écrivain a bien évidemment son point de vue là-dessus. «Maintenant, le grand système économique mondial qui se met en place va consacrer l’aboutissement de cinq siècles d’économie de la marchandise à son degré ultime, jusqu’à ce que nos corps et nos esprits, même, deviennent des produits qui seront soumis aux lois du marché. Je prends acte de tout ça, et j’essaie d’en faire des romans. Ça pose des questions d’éthique, bien sûr. Mais est-ce qu’on doit continuer à appliquer les principes moraux du christianisme, devenus inapplicables, dans ce monde nouveau qui est en train de naître?

Le nouveau monstre
Ce monde nouveau qu’il définit dans Babylon Babies, c’est le XXIe siècle des nouvelles technologies, des découvertes scientifiques, du clonage et autres possibilités de la biogénétique. À en croire Dantec, la paix n’est pas pour demain, car la guerre se trouvera de nouveaux terrains de jeu. «Pour moi, il y a des activités humaines primordiales: la guerre, le sexe, la trahison… Ces choses qui ont fait les sociétés, ces accumulations d’erreurs qu’on appelle "Histoire". La guerre est simplement la manière qu’ont les hommes de régler les conflits; c’est à la fois le problème et la solution. Ici, en Amérique du Nord, civilisation de la marchandise et du spectacle par excellence, il n’y a plus de possibilités de guerres que "civiles". En Europe, on a encore la "possibilité" de régler les problèmes, qui sont en suspens depuis des siècles, à coups de chars d’assaut. Ici, les conflits appartiennent au domaine de l’économie, et donc, entre autres, à l’économie souterraine. Ça se passe entre Hell’s Angels et Rock Machine, entre sectes rivales, pour le contrôle opérationnel, soit de la circulation des drogues, soit des technologies illicites. C’est le contrôle des marchés. C’est là que les guerres vont se dérouler. On est dans l’ordre de la compétition économique. Les bikers et les Églises, je les vois très bien s’affronter pour le contrôle du grand marché du XXIe siècle.

Et ce marché de l’économie-monde du futur, c’est la biologie, donc le corps humain, c’est l’esprit, la conscience, l’espace extraterrestre et les nouveaux espaces créés par les micro-technologies… C’est là-dessus que les grandes corporations, les mafias, les sectes ou les Églises sont déjà en train de se coaliser, ouvrant la voie à des conflits futurs. Les gouvernements ne sont même plus dans le coup. Ils s’occupent de l’entretien ménager… c’est tout.»

Quel avenir?
On pourrait croire que Dantec est une espèce de futurologue, qui pose un regard catastrophé sur la suite du monde. Sa vision est décapante, bien sûr, mais son écriture raconte l’apocalypse terrestre qui se perpétue depuis que le monde est monde. D’ailleurs, l’auteur retrouve dans Babylon Babies le héros de son tout premier roman là où il l’avait abandonné, dans le bourbier du conflit yougoslave. Cette guerre qui perdure ne laisse personne indifférent, particulièrement en Europe. Et surtout pas Dantec, qui a vécu la situation sur le terrain en 95, et qui revient tout juste de France, où le débat sur la suite du conflit au Kosovo occupe tout l’espace médiatique. La lecture qu’il fait du problème yougoslave est des plus pertinentes: «Je pense que mon passage en Yougoslavie a été déterminant pour moi. À l’époque, Sarajevo, pour un Européen, c’était là où il fallait être. Mais je ne pensais pas, au début, que la guerre allait durer. Quand j’ai vu les chars en Croatie, que ça commençait à chauffer, je me suis dit que l’Occident allait intervenir. Mais on a attendu trop longtemps. Pourtant, il n’y avait plus d’URSS. Les Russes étaient pris avec leurs problèmes internes, la Tchétchénie… Si l’OTAN était intervenue en 92-93, on aurait réglé le problème il y a six ans. Maintenant, on est dans une guerre à finir: c’est soit la Yougoslavie, soit l’Europe. C’est ça, la guerre: toutes les solutions alternatives ont soi-disant été épuisées. Et de toute façon, les deux parties n’en veulent pas, pour des raisons très simples; et l’OTAN et Milosevic jouent leur futur, leur crédibilité politique et historique dans cette guerre. Est-ce que, oui ou non, l’Europe laisse faire des génocides sur son sol? Si c’est oui, l’Europe, ça débande sec dans toutes les psychologies collectives là-bas. Mais la récente intervention de l’OTAN est en train de définir la nécessité d’une communauté européenne de défense, donc d’une véritable communauté politique unifiée, fédérale, démocratique, avec, sans doute, l’abandon de pans entiers de souveraineté des États-nations, avec tous les problèmes que ça comporte, mais qu’il faut affronter. Sinon, c’est la victoire des Milosevic et des autres qui viendront ensuite. C’est une guerre à mort; ou l’Europe se fait, ou elle ne se fait pas.»

Dans l’ouvre de Dantec, le Mal semble roi. Toutes les laideurs du monde se retrouvent braquées sous le feu des projecteurs. Ce monde serait-il donc si méchant? L’auteur s’en défend. «Le monde est ce qu’il est; ce n’est pas moi qui l’ai fait. Je ne suis pas responsable. Le monde est fait de toutes les erreurs que les humains ont accumulées, et je ne dirais pas qu’il est mauvais; c’est un jugement moral qui n’a pas tellement lieu d’être. Le monde, il est, tout simplement. Et il faut faire avec. Et moi, j’essaie de faire avec en écrivant des bouquins. En tant qu’écrivain, je ne sais pas faire autre chose que de me pencher sur ce type de bordel. Et, pourquoi pas, tenter d’en dégager la beauté.»

Babylon Babies
de Maurice G. Dantec
Éd. Gallimard/La Noire, 1999, 553 p.

Extrait:

«La lune était rousse au-dessus du mont Royal. Une belle lune à trois quartiers, avec un halo se diffusant comme une ombre pourpre de la nuit d’été. Au sommet du mont, la croix lumineuse veillait sur les trois ou quatre spots rouges de l’antenne du relais TV. Des nuées noires couraient dans le ciel, masquant la lune comme des hordes d’insectes nocturnes. Il pleuvait sans discontinuer depuis des jours.

Toorop alluma un long stick de la skunk locale. Du Kimo. Du détonant. Assez de THC pour faire exploser le vumètre d’un narcotest.

Devant lui, par la fenêtre, la lune montait, de plus en plus rousse. Les nuées noires la déchiquetaient comme une septicémie galopante, puis finirent par l’absorber.»

Babylon Babies

Attention, livre complexe. Il ne s’agit pas d’une grosse brique polar pour divertissement estival. On se casse la tête, on cherche, on revient en arrière, on relit des passages; bref, on travaille. On zigzague sur la carte de la géopolitique mondiale, en mutation perpétuelle; on patauge dans la terminologie de la haute technologie. C’est bourré de personnages aux patronymes plus exotiques les uns que les autres, sans compter que bon nombre d’entre eux sont dotés de plus d’un pseudonyme, histoire de semer le doute chez les protagonistes des intrigues et… chez le lecteur. On aura compris que ce roman qui mélange brillamment les genres – espionnage, science-fiction, aventure, roman noir – est touffu, étourdissant, déstabilisant, costaud. Donc, pas recommandé pour votre lecture de plage mais plutôt pour obscurcir vos nuits blanches et illuminer votre vision du proche futur. Parce que l’action (et il y en a, et pas dans le style cinéma hollywoodien: c’est partout la guerre, et elle est sale, pas du style jeu vidéo!) se déroule en 2013, depuis la Sibérie, les anciennes républiques soviétiques comme le Kazakhstan, la Chine et ses peuplades dissidentes… jusque dans la Province libre du Québec, plus précisément à Montréal. Et Dantec connaît notre territoire! Même que dans son univers tordu, les Hell’s et les Rock Machine n’ont toujours pas fait de gagnants et cultivent de bien mystiques alliances.Mais quelle est donc la trame de cette Babylone qui s’effondre? Hugo Cornelius Toorop, qu’on avait connu dans le premier roman de Dantec, La Sirène rouge, mercenaire héroïque devant l’Éternel, est cette fois mandaté par le grand bonze de la mafia sibérienne, Anton Gorsky, collectionneur mégalomane de missiles et fondateur du premier réseau criminel spécialisé en produits vivants illégaux, pour convoyer vers le Canada un colis bien particulier très convoité: une jeune femme bizarre ayant pour nom Marie Zorn. Ça semble simple, mais rien n’est limpide car on doit composer avec les sectes post-millénaristes, les services secrets russes, les développements de la biogénétique… et les considérations philosophiques chères à Dantec. «L’homme était-il un train de questions sans réponses lancé vers le mur du futur? … Pouvait-on mourir sans douter qu’on avait vécu? Pouvait-on survivre sans côtoyer le mal, ne serait-ce qu’un seul instant? … Pouvait-on espérer quelque chance de rédemption dans un monde voué aux forces obscures de la Création?» Avec ce roman obèse, dont la démesure n’a d’égale que la puissance exponentielle de la machine à tuer (et à faire de l’argent) qu’est l’homme; avec ce roman labyrinthique qui est sans contredit son plus abouti, Dantec fait entrer la littérature française dans le XXIe siècle avec un gros coup de pied dans le cul. C’est le chaos universel vu comme notre habitat naturel. Le choc du futur, qu’il disait? L’avenir sera destroy ou ne sera pas. Ce qui revient au même. Méchant électrochoc. Éd. Gallimard/La Noire, 1999, 553 p.