Naïm Kattan : Le futur simple
NAÏM KATTAN connaît très bien la «littérature migrante» dont on parle beaucoup ces temps-ci. Appartenant à plusieurs cultures, il puise dans leur croisement la matière de ses livres depuis trente ans. Avec L’Amour reconnu, il parle de sentiments, mais également de la mémoire.
Bon an, mal an, Naïm Kattan écrit un livre par année depuis bientôt trente printemps. Les hasards de l’édition font que, actuellement, deux ouvres signées de sa main paraissent simultanément, chacune publiée par une maison différente: un roman, L’Amour reconnu, à l’Hexagone, et un recueil de nouvelles, Le Silence des adieux, chez Hurtubise HMH.
L’auteur de La Célébration commande donc une bibliographie impressionnante. Et encore, il s’y est mis sur le tard… En fait, Naïm Kattan a publié sa première nouvelle à l’âge de quatorze ans, dans sa langue maternelle, l’arabe. Après un détour à Paris pour étudier le français, il a touché surtout à l’écriture journalistique. Le temps d’apprivoiser sa nouvelle langue. «J’ai été vingt ans sans pratiquement écrire de littérature. C’est presque une traversée du désert, passer d’une langue à l’autre. J’ai écrit pour la télé, la radio. Mais faire de la littérature, c’est un autre rapport avec la langue: un rapport de lutte, de combat, d’amour…»
Histoires de vies
Le moins qu’on puisse dire, devant ce corpus d’environ trente ouvres, c’est que Naïm Kattan a rattrapé le temps perdu… «L’écriture est devenue pour moi un besoin, explique-t-il. Il me faut écrire tous les jours. Alors, je me promène partout avec un carnet. Ce qui est devenu un besoin de vivre, quasi physique, était au départ un besoin de comprendre le monde. Parce que je suis passé d’une langue à une autre, de l’Irak à l’Europe et à l’Amérique. Mes livres portent beaucoup sur ces rencontres de cultures. Et je me rends compte que ces thèmes, récurrents dans mon ouvre, deviennent maintenant une chose banale. C’est très généralisé. Tout le monde finit par être immigrant un jour ou l’autre.»
Partagé entre le roman, la nouvelle, le théâtre et les essais, souvent écrits au «je» – «c’est toujours un discours du vécu, même dans l’essai» -, Naïm Kattan s’intéresse avant tout aux rapports humains. «Quand quelqu’un me raconte son histoire, je la vis, explique l’écrivain. Ça devient de l’autobiographie. C’est pour ça que les gens ont envie de me raconter leur vie: parce qu’ils voient que je suis avec eux. Parfois, ça reste dans ma tête. Mais il y a toujours un point de départ, dans mes écrits, qui vient de ce qu’on m’a raconté, ou de ce que j’ai vécu moi-même.»
Double mémoire
«En principe», l’auteur septuagénaire, ancien directeur associé du Conseil des arts du Canada, est à la retraite. Mais la retraite, ça n’existe pas pour ce prof associé à l’UQAM et collaborateur au Devoir, très actif dans le milieu littéraire. Pas plus qu’en amour, comme le montre son huitième roman.
L’Amour reconnu est celui vécu par deux êtres dans la cinquantaine, qui tentent de se construire une «mémoire commune», en dépit du lourd bagage que chacun porte.
«Avec le recul, je peux dire que c’est un roman où j’ai essayé de dire que ce n’est pas l’âge qui crée les sentiments. La carrière des héros est déjà faite, et le passé est très fort. Donc, ils n’ont pas à construire une vie, ils ont à construire l’avenir dans le présent. Et ce qui ressort pour moi, c’est que, malgré la maturité, l’amour est toujours aussi puissant que dans les premiers temps, vécu dans la candeur et l’innocence. En quelque sorte, ça rassure sur le passage de l’âge. Il y a toujours un recommencement.»
Aussi forte, la passion, mais aussi fragile et difficile. Que fait-on de la mémoire, des amours passées, quand naît une nouvelle relation? C’est le terrain miné sur lequel s’avancent Élie et Sarah. «Leur passé devient partie du présent. Et c’est ça, la contradiction: comment gérer ça? Ils découvrent que pour que la fusion amoureuse se produise, ils doivent digérer leur passé.» Habitant deux pays différents, ils doivent aussi intégrer «l’espace de l’autre», le rapport aux lieux jouant un rôle important dans le roman. «Tous mes personnages, dans leurs rapports de cultures, dans leurs déchirements entre le passé et le présent, vivent cette tentative de s’assumer là où ils sont, d’assumer le présent.»
Le roman montre aussi à quel point l’identité est altérée par notre rapport à l’autre. «L’autre fait ressortir en nous tout un potentiel qui n’a jamais été vécu. Et en même temps, il y a cette faculté de se métamorphoser, sans oublier ce qu’on est. La chose la plus dramatique pour moi, sur ce plan-là, est d’avoir changé de langue. Quand je relis ce que j’ai écrit, jeune, en arabe, je me dis: je connaissais tous ces mots! Mais finalement, dans ce que j’écris aujourd’hui, parfois, il y a des images, un rapport avec le temps, avec l’espace, qui ressurgissent de ce que j’ai été. Ce qu’on est contient ce qu’on a été. Et la difficulté, le drame, c’est quand on cherche à oblitérer ce qu’on a été.»
Lui continue à sonder les espaces interculturels, à interroger les inépuisables relations humaines, que ce soit dans ce roman ou dans ses nouvelles, intrigants petits récits qui captent des «moments de vérité, de choix, moments où l’on bascule»…
L’Amour reconnu
Élie enseigne et critique le théâtre à Montréal. Sarah poursuit ses recherches d’anthropologie à Paris. Tous deux sont nés dans d’autres pays. Entrés dans l’âge de la maturité, traînant un passé chargé de fantômes et d’amours éphémères, les tourtereaux ont envie d’un «nouveau départ». Conscients qu’il n’y aura pas de seconde chance, ils plongent dans cette passion avec ardeur et prudence entremêlées. C’est la beauté de leur relation. Entre le désir de dévoiler leur vie antérieure pour se révéler entièrement à l’autre et la crainte de susciter sa jalousie, ils racontent leur histoire par bribes, toujours menacés de briser ce délicat équilibre.
Le roman fait donc l’aller et retour entre le passé et le présent, l’intrigue, chargée de réflexions, semblant un peu prisonnière d’une sorte d’abstraction narrative. Naïm Kattan explore l’amour naissant en profondeur, avec une richesse de nuances qui n’exclut pas toujours les redites, comme si l’auteur avait un peu étiré la sauce. Mais si le roman ne touche pas autant qu’il le devrait, L’Amour reconnu révèle en tout cas une remarquable finesse dans l’analyse des sentiments. Éd. l’Hexagone, 1999, 188p.