Tahar Ben Jelloun : Une chambre à soi
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Tahar Ben Jelloun : Une chambre à soi

TAHAR BEN JELLOUN, célèbre figure de la littérature franco-marocaine, vient de publier un tout nouveau roman, L’Auberge des pauvres. L’occasion pour nous de faire le point sur sa carrière d’écrivain.

Tenter d’arracher Tahar Ben Jelloun à ses fans relève du miracle: dans la chaleur du Salon du livre de Paris, la fumée de cigarettes, et l’agitation extatique des jeunes étudiantes en quête d’autographes, j’ai tout de même réussi à kidnapper l’homme, et à l’amener dans un endroit calme, au frais. Il est hagard, un peu dépassé. «Elles sont merveilleuses, non?» dit-il le sourire insolent.

Homme de personne
Tahar Ben Jelloun adore cette vie publique, il le confesse lui-même. Et il a un vrai public, c’est indéniable. Depuis La Nuit sacrée (prix Goncourt, 1987), en passant par Moha le fou, Moha le sage et sa poésie, Ben Jelloun a construit une ouvre variée qui comptera bientôt une trentaine d’ouvrages, et dont les premiers romans fondent la pertinence et la profondeur.

Et malgré les rumeurs qui qualifient d’un peu «facile?» l’humanisme légendaire de Ben Jelloun, celui-ci n’aura que ces mots à la bouche au cours de l’entrevue. Pas parce que «tout le monde est gentil», mais parce qu’il ne supporte pas l’injustice, l’intolérance. Et que c’est encore ce qui le fait écrire. «Je suis pour vivre dans une société où l’on se respecte mutuellement. Là où il y a racisme, discrimination économique, il y a manque de respect. Je me suis toujours élevé contre ça. Pas par humanité bébête, mais à cause de mon sens critique. D’ailleurs, pour moi "l’humanité", c’est une abstraction, ce qui compte pour moi, ce sont les individus.»

L’Auberge des pauvres, son plus récent roman, bien accueilli par la critique parisienne, commence par une critique: celle de la culture marocaine, à laquelle il appartient encore, bien qu’il soit installé en France depuis 1971. «Pour un Français ou pour un Québécois, il y a des responsabilités et des droits; au Maroc, l’individu est moins important que le "clan" d’où il vient. C’est une empreinte de la religion musulmane, de type communautaire, qui perdure: dans cette mentalité, tout le monde forme une entité. Quand un individu affirme ses opinions, ses propres points de vue, bref, quand il dit "je", on le regarde de travers. Je caricature, mais le combat actuel dans les pays arabes est bel et bien celui de l’émergence de l’individu.»

Attention: Ben Jelloun est fier que le pays où il est né (à Fès, en 1944) se soit battu pour les droits de l’homme. «On a travaillé dur pour ça, et je crois que c’est tout de même réussi. Mais quand vous entrez dans la vie des gens, et surtout dans la famille, les droits de la "personne", eux, ne sont pas gagnés du tout… Et ce n’est pas une question de religion, mais de culture.» Quand un homme retourne chez lui au Maroc, selon Ben Jelloun, il a la famille sur le dos, et n’a pas d’intimité physique ou mentale. «On vous tombe dessus, on laisse peu d’espace mental à l’individu. C’est quelque chose de très répandu. L’idée même d’avoir un espace à soi est quelque chose de bizarre, qu’on ne comprend pas. Dans ma vie conjugale, j’ai dû me battre pour avoir un territoire à moi, pour travailler, pour me retrouver.»

Fantôme d’amour
Le narrateur-écrivain, double littéraire de Ben Jelloun, quittera cette femme et cette vie à laquelle il ne croit plus pour Naples, ville de tous les prodiges. Il la laisse pour une autre, qui sera témoin de sa liberté de créateur et d’écrivain. Ce personnage de femme est loin de correspondre à l’image que l’on se fait d’une rivale… «Dans le fauteuil, une chose, une grosse chose qui bouge, un animal peut-être, non, c’est une chose humaine qui ronfle, un homme? une femme? La chose est habillée de plusieurs vestes scotchées autour de la poitrine, d’un pantalon bouffant, et, par-dessus, des sacs poubelles en plastique taillés en forme de gandoura.» Le narrateur la découvre dans L’Auberge des pauvres, un monument qui existe réellement à Naples, et qui recueillait les indigents de la ville, cette vieille femme ruisselante de saleté. «Ce personnage m’est venu, tout simplement: je l’ai "vu". Je suis parti de ce désordre, et je vous jure que je l’ai vu.» Lui qui a l’habitude de faire le portrait de femmes plutôt belles, a littéralement basculé dans un autre monde avec cette créature; mais, bien sûr, ce n’est pas vraiment une "femme"… «C’est Naples, dit Tahar Ben Jelloun vendant lui-même la mèche. C’est une ville où ça pue, et de temps en temps vous arrivez sur une place magnifique, avec un ciel merveilleux. Et puis ces odeurs, ces lieux si sales… Cette femme, c’est la même chose. Elle est odieuse, scatologique et, en même temps, splendide.» Pour l’écrivain, ce roman représente une étape importante dans sa démarche littéraire. «Pour moi, il s’agit d’un tournant: je ne sais pas de quoi sera fait mon prochain roman, mais je sens que je me dirige vers autre chose… J’ai beaucoup parlé de la condition de la femme, de l’enfance, de mes relations avec le Maroc; mais là je crois que j’ai envie de parler de l’individu, de ce qui en constitue le fondement. Le Maroc m’habite, je suis complètement hanté par ce pays qui nourrit mon inspiration et me fournit toutes ces histoires à raconter. Mais ça n’empêche pas que je veux en parler autrement.»

L’enfer, c’est les autres
C’est qu’il y a beaucoup à dire sur cette partie du monde un peu oubliée, et en l’occurrence par la critique parisienne, une situation qui révolte Ben Jelloun… «Il y a eu un concours lancé en France pour désigner les cinquante livres du siècle: Le Monde a publié deux cents noms d’écrivains, morts et vivants. Il y a des gens aussi importants que Freud, Roland Barthes, Wittgenstein, Giono, Malraux, etc. Et il n’y a pas un seul Arabe; même pas Kateb Yacine, alors que nous parlons là de littérature mondiale!» L’écrivain déplore ce «parisianisme» qui place Sagan et Sollers au faîte de la littérature mondiale…

«Ça ne m’empêche pas de dormir, mais c’est quand même un comble. Or qu’est-ce que cela veut dire? Que pour eux, la littérature arabe n’existe pas. Yacine, le plus grand écrivain du Maghreb, n’est pas là. Ils n’ont pas dit: "Ah non, on le met pas celui-là…" Non! ça ne leur vient tout simplement pas à l’idée: cette littérature, et bien d’autres, n’existe pas. Tout simplement.»

Selon Ben Jelloun, il s’agit d’une forme de racisme, inconscient. «C’est le symptôme de quelque chose de grave. Je l’ai déjà dit aux gens que je rencontrais: mais que voulez-vous faire? C’est un scandale, c’est bel et bien une forme de racisme. Ça change peut-être dans le milieu du showbiz, mais la différence, c’est que si le grand public choisit le raï, l’industrie doit suivre. En littérature, ce ne sont que quelques personnes qui décident: c’est déterminant.»

L’Auberge des pauvres

«Irritable et en proie aux agoisses de la cinquantaine bien sonnée, j’aurais pu continuer à mener ma petite vie plus ou moins tranquille, à enseigner à la facuté des lettres tout en écrivant de petits livres sans prétention, à dormir à côté de ma cousine germaine, mon épouse, elle-même enseignante d’histoire et de géographie (…).» Mais Bidoun (qui signifie «sans» en arabe), écrivain, décide – avec un coup du sort – de partir pour l’Italie, direction Naples. En état de crise artistique – ou existentielle – il découvre L’Auberge des pauvres, lieu de mémoire et de contes peuplé de personnages colorés, véritables archétypes. Le capharnaüm, comme dans La Peau de chagrin, de Balzac, constitue le cocon du récit déroulé par Ben Jelloun. De là jailliront Momo l’Africain, Gino le pianiste, et toutes ces créatures qui peuplent à la fois la réalité, et l’imagination, après laquelle courait tant l’écrivain. Autant de belles histoires, dont l’unité n’est cependant pas toujours réussie, qui font rivaliser la vie et l’art. Éd. du Seuil, 1999, 295 p.