Cartes postalesAnnie Proulx : Sur la route
Livres

Cartes postalesAnnie Proulx : Sur la route

ANNIE PROULX est une écrivaine américaine d’origine anglaise et franco-canadienne. Voici son premier roman, Cartes postales, le second à être traduit en français. Une véritable odyssée dans l’Amérique d’hier qui est encore, parfois, celle d’aujourd’hui.

Un jour qui s’annonçait comme tous les autres, mais un jour où tout bascule: Loyal Blood, l’aîné d’une famille de fermiers du Vermont, tue, dans un moment d’égarement inexpliqué, sa fiancée Billie. Perdu, démoli par son geste, il dissimule le cadavre sous un amas de grosses roches, débris d’un vieux mur écroulé dans un coin de la terre familiale. Puis il rentre chez lui, en retard pour le souper familial. C’est alors qu’il annonce à sa mère, à son père, à son frère et à sa sour que Billie et lui et quittent la région pour aller gagner leur vie ailleurs.

Et pendant que le père crie au scandale («Par Jésus-Christ je comprends tout. Tu l’as mise enceinte.»), tout en s’escrimant, pour l’empêcher de partir, à bloquer la porte d’entrée à grand renfort de planches et de clous, pendant que son frère Dub gémit («Tu pars, Loyal, et c’est la fin de la ferme»), Loyal s’enferme dans sa chambre, prépare son bagage, fracasse la fenêtre de sa chambre et s’enfuit à bord de son vieux pick-up pour ne plus jamais revenir. Pour Loyal Blood, et pour toute sa famille, c’est le commencement de la fin. Pour nous, c’est le début d’une histoire qui s’étendra sur une cinquantaine d’années et nous promènera d’un bout à l’autre des États-Unis. D’une histoire qui nous parlera du déclin de l’Amérique rurale de l’après-guerre, du triste sort d’une lignée de cultivateurs qui s’éteint, des ravages que subissent ceux qui rament à contre-courant du rêve américain, et surtout, de la fin des valeurs familiales. «Ah, je ne sais pas, se lamente la mère, seule avec sa fille – son mari et son autre filsayant été emprisonnés pour avoir mis le feu à la ferme. Quand j’étais jeune fille, il y avait tellement d’oncles et de tantes, de cousins, de beaux-frères et belles-sours, de petits-cousins. Tous dans les environs. Ils seraient là en ce moment, ces gens d’une aussi grande famille, si nous vivions à cette époque. Les hommes installeraient les planches sur les tréteaux. Les femmes auraient apporté quelque chose, n’importe quoi, des petits pains, du poulet frit, des tourtes (…), elles apportaient tout ça quand il y avait une réunion de famille, un pique-nique à l’église ou un malheur qui survenait.»

Or le malheur est là, et Jewell et sa fille sont complètement seules, personne pour les aider, sauf ce voisin qui s’est converti dans l’immobilier, et qui reluque leur terre avec, derrière la tête, le dessein de l’acheter pour en faire un parc de mobile homes…

Le grand chemin
Pendant une cinquantaine d’années, Loyal va envoyer des cartes postales à sa famille, sans adresse de retour. Des cartes représentant toutes le même ours devant la façade d’un gîte pour les routiers – un ours venu fourrager dans des ordures que le photographe a pris soin, bien entendu, de ne pas montrer. Des cartes envoyées de l’Indiana, où Loyal tente de refaire sa vie dans une petite ferme qu’il perdra. De Chicago, où il s’est engagé dans une usine Pratt & Whitney. Du Colorado, où il manquera périr dans une mine.

Les cartes postales, dans ce roman foisonnant, plein de vie (qui, en 1993, dans sa parution originale, a reçu le prestigieux prix Pen/Faulkner), jouent le même rôle que les extraits du Grand livre des nouds dans Nouds et Dénouements. Écrites à la main, par Loyal, mais aussi par sa sour, qui trouve un mari par correspondance, par son frère Dub, qui finira par connaître fortune et succès en devenant entrepreneur en Floride, par le père, les voisins, un photographe, un expert en ossements de dinosaures avec qui Loyal travaillera un temps, elles sont reproduites le plus souvent en tête des chapitres, et servent de fil conducteur, de lien entre toutes les scènes que Proulx défile et entremêle avec une rare habileté.

Les personnages d’Annie Proulx ne se révoltent pas contre leur sort. Autant se révolter contre les vents violents, les ouragans ravageurs, les feux accidentels. Ils vivent très proches de la terre, dépendants du climat, du paysage qui les domine, paysages qu’elle décrit avec une minutie quasi maniaque, mais sans surcharge. Il n’y a pas d’états d’âme, dans les romans d’Annie Proulx. Pas d’introspection. Ses personnages se révèlent par leurs actions, par leurs choix, par leurs paroles. Et tout se devine. La violence contenue de Loyal, la naïveté de Dub, l’impuissance du père dissimulée sous sa carapace de dur à cuire, et l’intelligence, la ruse de la mère, qui jamais ne cherche à fuir sa misère, qui subit sans mot dire les fureurs de son mari, l’abandon de ses enfants, les revers du destin, mais qui finit, une fois seule et libérée des contraintes familiales, par apprendre à conduire une voiture et à connaître l’immense bonheur d’être, pour la première fois de sa vie, libre d’aller où elle veut.

On savait, pour l’avoir interviewée après la parution de Nouds et Dénouements, que l’auteure avait un faible pour ceux qui triment dur, à la sueur de leur front, pour gagner chichement leur vie. «J’ai toujours admiré les gens qui travaillent, nous avait-elle confié. Les gens qui dépendent de leurs mains et de leur tête pour vivre, ce sont eux, mes héros et mes héroïnes.» Tout, dans ce roman, témoigne de cette affection.

Cartes postales, d’Annie Proulx
Traduit de l’anglais par Anne Damour
Éd. Rivages, 1999, 354 pages