Jacques Drillon : De la musique
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Jacques Drillon : De la musique

Aussi bien l’avouer tout de suite: les ouvrages sur la musique sont un de mes plus grands plaisirs de lecture. Et De la musique, de Jacques Drillon, a été pour moi un pur régal.
Drillon est un drôle de drille. Il est l’auteur de plusieurs écrits sur Schubert, Liszt et Glenn Gould, ainsi que d’un superbe Traité de la ponctuation française. Et sa «vision» (il faudrait plutôt parler de son «écoute») de la chose musicale est fort différente de celle qu’on retrouve chez la plupart des commentateurs, ne serait-ce que parce qu’il entend par musique: «la "musique classique" et le jazz».

De la musique regroupe un ensemble d’articles publiés au fil des années, et dans lesquels Drillon se penche autant sur les ouvres que sur les interprètes. Il s’y montre parfois féroce, comme lorsqu’il s’en prend au «toc authentique» qu’est l’ouvre de Gershwin, et qu’il parvient à nous convaincre que Porgy and Bess «est une parfaite cochonnerie». Mais les pages les plus remarquables de l’ouvrage sont celles dans lesquelles il s’adonne à des exercices d’admiration où il cherche à démontrer que la musique «a pour fonction de rendre la vie supportable à qui la crée, à qui la joue, et peut-être même à qui l’écoute».

Les notes les plus mémorables du bouquin sont celles que Jacques Drillon consacre à la place de la musique dans nos cultures et nos sociétés; celle-ci, par exemple, qui se doit (on comprendra pourquoi) d’être rapportée au complet: «Le bourgeois exècre l’intelligence, mais aime les diplômes. Il hait la beauté, mais ne dédaigne pas d’aller à l’opéra. (Il ne sait pas que Don Giovanni est beau.) Il ne redoute rien tant que la matière grise en fusion, que la matière grise pendant qu’elle agit: son oil s’égare, il s’affole et se referme. Mais il monnaye les produits de l’esprit, les ouvres, qu’il achète et revend. Pour lui, les ouvres n’ont pas été créees par l’homme. Elles ont toujours été. Leur nature est seulement d’être achetables ou vendables. Ce sont des objets qui ne prouvent rien. C’est la raison pour laquelle il voue naturellement une profonde exécration à la musique, qui est une vision du monde. (Il ne nourrit pas la même répugnance pour les livres, qui sont neutralisés dans sa bibliothèque.) Il déteste les visions du monde, en tant qu’elles ne sont pas contrôlables, mesurables, reproductibles. Et qu’elles lui prennent son temps par-dessus le marché. On peut citer Hugo dans la conversation, pour avoir l’air. On ne peut pas citer Beethoven.»

Après lecture de De la musique, on ne regarde plus de la même manière, du haut de nos places pas trop chères au balcon, les gens assis au parterre de la Place des Arts! Éd. Gallimard, coll. L’infini, 1998, 244 p.