Claude Pichois/Alain Brunet : Femme de personne
Une autre biographie de Colette vient éclaircir le mystère entourant cette femme de lettres. CLAUDE PICHOIS et ALAIN BRUNET deux spécialistes maniaques nous ont raconté leur travail d’enquêteur.
Claude Pichois, spécialiste du dix-neuvième siècle et du début du vingtième, et Alain Brunet, ex-directeur des Cahiers Colette, vouent une passion «au grand écrivain» qu’a été Colette. Ils me reçoivent dans le bureau de Pichois, un appartement du XVIIe arrondissement, bourré de livres, bien sûr, et tout entier consacré à l’étude.
Les deux hommes seront intarissables au sujet de leur travail commun, qui a commencé par l’édition de l’ouvre de Colette dans La Pléiade, parue dès le milieu des années 80. Pour faire émerger la vérité au sujet de cette femme qui fut objet de bien des mythes, les deux biographes ont fait un travail d’enquêteur. Pichois a édité la correspondance de Colette depuis le milieu des années 50, Brunet, lui, a dépouillé les journaux depuis 1895 jusqu’à sa mort. «Les difficultés que nous avons eues au cours de ce travail ont été d’ordre documentaire, explique Brunet. M. Pichois a rencontré beaucoup de collectionneurs, au cours de l’édition de la correspondance notamment, et il faut savoir que tout est dispersé. Colette a beaucoup déménagé, et tout s’est éparpillé, elle ne conservait pas ses écrits.»
Pichois travaillait au Palais-Royal juste après la mort de Colette, et a bien vu que tout ce qui sortait de chez elle tenait dans trois classeurs. «Ce n’est rien par rapport à toutes les lettres qu’elles a reçues! Quant à trouver celles qu’elle-même a écrites, il faut être très patient, très poli, déposer beaucoup de bouquets de fleurs et de boîtes de chocolats partout où vous allez…! J’ai rencontré des descendants, des veufs et des veuves qui acceptaient de témoigner, mais c’est un à travail de diplomate qu’il fallait se livrer…»
Car très souvent, explique le biographe, les gens pensent détenir un trésor monnayable… «Certains ne veulent pas que vous publiiez le document (note, lettre, carte, etc.) en question, et dont vous avez besoin: ils pensent que la lettre vaudra moins cher si vous la rendez publique. Ça, c’est l’aspect mercantile de la chose: vous vous retrouvez parfois devant des gens qui pensent vraiment que ce qu’ils ont entre les mains vaut des millions.»
La légende Colette
Toujours est-il qu’à force de recherches, les deux auteurs ont fait des découvertes très éloignées des considérations matérielles. «Avec ce qu’on avait trouvé l’un et l’autre, confie Alain Brunet, on s’est vite aperçus que des choses ne correspondaient pas: les événements étaient travestis et la personnalité de Colette était, à notre avis, faussée par rapport à ce que l’on connaissait d’elle.»
Il faut dire qu’il existe bel et bien une légende Colette. «Il s’est dit beaucoup de choses à son sujet, confirme Brunet, il s’est projeté sur le personnage bien des fantasmes et des élucubrations. Par exemple, enchaîne Pichois, le personnage de la mère n’est pas ce que Colette raconte dans Sido et La Maison de Claudine; ou encore, ses rapports avec son premier mari, Willy, ne sont pas ce qu’elle décrit dans Mes apprentissages, récit qui est un tissu de contre-vérités. Je vous passe aussi la légende dorée: Colette et les femmes, Colette et les animaux, la brave grand-mère de la France, etc.»
Pour Pichois, cette légende est celle de bien des écrivains. \«Comme tout grand auteur, Colette est aussi un "affabulateur" [ces messieurs ont bien du mal à parler de Colette écrivain au féminin…]. Duras, Chateaubriand, Malraux, par exemple, se sont créé eux aussi un personnage et l’ont imposé, comme Colette. Et après, il est bien sûr très difficile de faire la part des choses. Comment ne pas croire des gens qui écrivent à la première personne et qui semblent se confesser, comme c’est le cas pour presque tous les livres qu’a écrits Colette?»
Les deux amis ont voulu «décaper» cette image. Cela donne évidemment une Colette moins commode, mais bien plus humaine. Ne signant pas ses livres, la romancière était toute destinée à ressembler à cette Claudine qu’elle a imaginée en travaillant pour son mari Willy. Celui-ci, critique littéraire et musical, directeur d’un véritable atelier d’écrivains, de «nègres» en fait (il employait à un moment une dizaine d’auteurs), fut l’instigateur d’une carrière qui allait faire beaucoup de bruit.
Des chiffres et des lettres
1873-1954. La vie de Colette écrivain commence avec, pour toile de fond, une époque qui grouille d’originalité, de mouvements littéraires et artistiques riches et provocateurs; que ce soit la danse avec Nijinski, la musique extravagante des Stravinskyi, Debussy, Ravel, etc. Mais Colette n’a épousé aucun mouvement, pas plus la fin de la décadence (représentée traditionnellement par Huysmans) que le surréalisme qui naissait sous ses yeux. Écrivain marginal, elle fut acceptée par ses pairs, selon ses biographes, sans aucune difficulté. Évoquant souvent dans ses ouvres des thématiques dites féminines, comme la vie de famille, l’amour, la nature, les plaisirs quotidiens, et d’autres plus «unisexes» telles que l’étude des mours, ses livres, de l’avis des auteurs, ont très rapidement été pris au sérieux. «Colette a été très bien acceptée par ses pairs, confirme Pichois. Elle a été très estimée aussi bien par Mauriac que par Proust. Elle a été admirée, respectée, n’a pas eu de peine à se faire une place sur la scène littéraire. Et elle n’était pas considérée comme un écrivain femme, mais comme un écrivain tout court.»
Aux dires des deux biographes, Colette s’est également fait respecter par ses éditeurs, et même mieux que bien des hommes. «Elle avait d’abord avec ses éditeurs des rapports d’argent, raconte Pichois. Elle en a plus d’une dizaine, ce qui est tout de même beaucoup. Colette a été l’auteur qui a obtenu les droits d’auteur les plus élevés de sa génération. Elle demandait de 18 à 20 % (la norme est de 10 %, encore aujourd’hui), et a gagné beaucoup; elle savait faire rentrer l’argent, savait négocier avec les éditeurs, de livres et de presse, et savait défendre ses droits et obtenir le maximum.» Colette femme d’affaires? Sans doute, elle qui a aussi été propriétaire d’un salon de beauté, et d’une ligne de produits qu’elle présentait à travers la France.
Cette biographie se lit réellement comme un roman; en plus de découvrir une femme de caractère, créative, intelligente, les amateurs de littérature reconnaîtront l’écrivaine, chez qui les auteurs ne manquent jamais de puiser à même l’ouvre foisonnante et originale.
Colette
d’André Pichois et Alain Brunet
Éd. de Fallois, 1999, 597 p.
Colette au jardin
de Marie-Christine Clément
L’amour de la romancière pour la nature était-il vraiment une légende? Absolument pas, comme en témoignent ses romans mais également ce très beau livre, qui parcourt sa vie de l’enfance à la vieillesse, en illustrant avec de somptueuses photographies couleur (d’André Martin, photographe à Elle, entre autres) et noir et blanc (tirées d’archives) les grands moments de la vie de Colette. Marie-Christine Clément a scruté l’ouvre et relevé de merveilleuses pages où fleurs, pistils, terre et fruits font la saveur de cette prose exceptionnelle. À lire en complément de la biographie. Éd. Albin Michel, 1998, 191 p.