Mon père, la nuit Lori Saint-Martin : La vie à l'envers
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Mon père, la nuit Lori Saint-Martin : La vie à l’envers

S’il est un sujet dont la littérature actuelle traite fréquemment, en particulier au Québec, c’est bien l’enfance, comme en témoignent depuis trente ans nos auteurs les plus connus comme les plus obscurs. De Bérénice à La petite fille qui aimait trop les allumettes, les écrivains voient dans ce thème universel un révélateur qui permet le débordement de l’imaginaire, l’exploration du langage – au minimum.

Parler à travers la voix d’un enfant, dans un texte de fiction, c’est donc prendre des risques: celui de lasser un public qui n’en demande pas tant, et de répéter ce que l’on a lu des centaines de fois.

Lori Saint-Martin a remporté son pari. Car s’il est vrai que plusieurs de ses dix nouvelles donnent la parole à des enfants, on est loin des clichés. Bien sûr, les thèmes sont connus: dans la première nouvelle éponyme, une petite fille raconte un abus, perpétré par son père, traumatisme qui aura pour effet de l’emmurer dans le silence éternel, comme tellement d’enfants. Dans ce récit (qui a remporté le premier prix du Concours de nouvelles de Radio-Canada, en 1994), l’auteure a exploré cette zone floue, entre l’admiration pour le père et la rancour, et le gouffre dans lequel le petit être est précipité. «Maman était forte, et rieuse, et jamais fatiguée. Avant, on allait patiner tous les trois sur la rivière, j’avais un foulard rouge pareil à celui de maman et on glissait, sans effort, main dans la main. (…) Quel bonheur d’être musicienne, disait-elle (…). Maintenant la musique l’abandonne. Sa tête est une chambre déserte où on n’entend plus que du vent.» Abandonnée par sa mère malade, l’enfant grandira sous les yeux d’un père incestueux, qui, comme tous les autres, dit adorer sa fille. Et «un jour, le monde a cassé en deux», quand elle a décidé de sacrifier son avenir pour les dernières heures de sa mère.

En fait, les enfants de ce recueil de nouvelles portent tous un secret, une douleur, mais aussi une joie, une vitalité. «Maman est là ce matin et on lit ensemble sur le balcon sauf que moi je ne lis plus, j’ai une question: comment écrire une histoire où les gens pourront se perdre? Tu ne peux jamais me demander pourquoi le ciel est bleu? soupire maman. Pose-moi, juste une fois, une question qui serait de ton âge. Écrire fait vieillir, à en croire maman», dit la jeune narratrice de Coite sous la couette.

Écriture et langage sont effectivement moteurs de vie, agents de mouvement, dans le recueil de Lori Saint-Martin. Tout au long des textes se déroule une réflexion sur les mots, leurs sens, leurs découvertes, leurs limites. Et qui de mieux que des enfants pour interroger le langage? Enfants, puis adolescents et jeunes adultes, les personnages se débattent avec leurs désirs et leurs rêves, leurs cauchemars aussi. Comme Aline, qui a perdu sa petite Anne et qui ne se remet pas de cette disparition (La Porte du rêve); ou comme cette petite Espagnole qui cherche désespérément à s’accrocher à des racines, se faisant la voix de sa maman qui parle à peine français (Pur Polyester).

Saint-Martin, auteure de plusieurs ouvrages dont Lettres imaginaires à la femme de mon amant (1991), travaille depuis plusieurs années sur le thème du féminin, tant sur le plan de la création que sur celui de la critique. Spécialiste de l’«écriture des femmes», de théorie psychanalytique, elle a publié en 1997 un ouvrage éclairant: Contre-voix. Essais de critique au féminin (Nuit blanche). Dans cet essai, la critique débusquait (entre autres) les attentes institutionnelles face aux femmes, et leurs effets sur l’écriture. La «condition féminine» fait également partie intégrante de ce recueil; c’est le côté fiction, si l’on veut, d’une réflexion générale à laquelle se livre Lori Saint-Martin depuis des années. Ainsi cette petite fille, dans Reine de l’école, 1975, qui apprend douloureusement les arcanes de la beauté féminine, tels qu’enseignés par les mamans les mieux intentionnées du monde… «Regarde les mannequins, il s’agit de vouloir. La beauté se mérite. Faut jamais lâcher.» Devant la belle Jeanne, sa meilleure amie, la jeune fille voudrait s’effacer, et envie les garçons d’échapper aux rituels astreignants. «À nous le téléphone, et l’attente. On se fait les ongles, on se frise ou se défrise les cheveux, selon. Les chiffres de la femme idéale: 36-24-36. Chacune connaît les siens et aspire à mieux. (…) Les cheveux blondisssent si on les rince au jus de citron. Les concombres soulagent les yeux enflés. Voilà nos projets, notre science.»
Avec finesse et fantaisie, l’auteure réussit à évoquer les peurs, fondées ou artificielles, des filles d’hier et d’aujourd’hui.

Mon père, la nuit
de Lori Saint-Martin
Éd. l’Instant même, 1999, 127 p.