Christine BardUn siècle d'antiféminisme : Libérez-vous qu'y disaient!
Livres

Christine BardUn siècle d’antiféminisme : Libérez-vous qu’y disaient!

CHRISTINE BARD travaille sur l’histoire du féminisme depuis plusieurs années. Nous l’avons jointe en France pour qu’elle nous parle de son nouvel essai, Un siècle d’antiféminisme.

«L’histoire de l’opposition des hommes à l’émancipation des femmes est plus intéressante peut-être que l’histoire de cette émancipation elle-même.»
– Virginia Woolf

Voilà déjà quelques années, la féministe américaine Susan Faludi nous présentait dans son livre Backlash le portrait de l’antiféminisme triomphant aux États-Unis pendant l’ère Reagan. L’analyse de l’antiféminisme restait à faire pour la France. Voilà le vide comblé par la parution d’Un siècle d’antiféminisme, un excellent ouvrage collectif piloté par Christine Bard, historienne à l’Université d’Angers et cofondatrice de Clio, une revue consacrée à l’histoire des femmes. Pour présenter les multiples facettes de l’antiféminisme au cours du siècle qui se termine, Christine Bard s’est entourée de spécialistes qui débusquent l’antiféminisme en politique, dans la littérature ou au cinéma, dans les syndicats, à l’Académie française, dans les médias, etc.

Monstres et merveilles
La première constatation qui s’impose à la lecture d’Un siècle d’antiféminisme, c’est qu’on retrouve en politique l’antiféminisme à droite comme à gauche. «En effet, explique Christine Bard, même si l’extrême droite a aujourd’hui le monopole de l’antiféminisme assumé.» Contrairement au sexisme ou à la misogynie, l’antiféminisme a ceci de particulier qu’il s’attaque spécifiquement au discours féministe et aux féministes elles-mêmes. Mais il s’inspire évidemment de tous les mythes et stéréotypes concernant les femmes. Ainsi, et quoique le féminisme soit une des rares idéologies politiques résolument non violentes, les antiféministes soit parvenus à discréditer le féminisme en l’associant à l’idée d’extrémisme et de radicalisme, jouant pour cela sur «ce mythe des femmes incapables de contrôler leurs pulsions violentes, dangereuses, sanguinaires. L’antiféminisme a influencé l’opinion commune qui se représente le féminisme comme "la guerre des sexes" (un peu à la manière de ceux qui rendent le mouvement ouvrier responsable de la "lutte des classes"). Les féministes refusent pourtant d’avoir recours à la violence qui est associée à la culture masculine qu’elles dénoncent.»

De la même manière, le discours antiféministe qui s’exprime par exemple à travers les films, les médias et les caricatures représente presque toujours la militante féministe comme l’antithèse de la féminité. Mais puisque les modes féminines changent, la caricature de la féministe change aussi. Christine Bard, qui a également publié Les Garçonnes, explique ainsi qu’«il y a cent ans, le stéréotype représentait la militante féministe maigre: l’idéal féminin valorisait alors les rondeurs». L’idéal s’est aujourd’hui renversé, et alors que la mode féminine valorise la maigreur, l’oil de la caméra ou la plume du caricaturiste cherchent aujourd’hui une femme costaude et garçonne pour représenter le militantisme féministe. Pour Christine Bard, le message reste le même. «La féministe est présentée comme un monstre contre nature, célibataire sans enfants aux mours suspectes et animée par la haine des hommes, comme une ambitieuse égoïste qui cherche avant tout à se faire remarquer.»

Fausses identités
En apparence paradoxal, le fait qu’il y ait des femmes antiféministes n’est pas nié par Christine Bard et ses collaborateurs. Là encore, le discours antiféministe joue avec l’identité. «Pour les hommes comme pour les femmes, l’antiféminisme peut être le moyen d’afficher leur conformisme de genre: "être un homme, un vrai", ou une femme "féminine".» Mais, précise Christine Bard, «engager la conversation avec une femme qui ne se dit pas féministe est souvent révélateur. Beaucoup diront "je ne suis pas féministe, mais…" et expliqueront ensuite qu’elles sont pour l’égalité des salaires, le partage des tâches domestiques, l’augmentation du nombre de femmes élues, etc. Ce n’est donc pas nécessairement les objectifs du féminisme mais plutôt le mot "féministe" lui-même qui a été discrédité. Un sondage réalisé récemment en France révèle d’ailleurs qu’environ 70 % des femmes interrogées considèrent que le féminisme est encore utile. Par ailleurs, alors que des femmes refusent de se dire féministes, il ne faut pas oublier qu’il y a eu des hommes féministes, comme Victor Hugo, et qu’il y en a encore.»

Outre les jeux de mots et les jeux d’images, qui ont pour objectif de discréditer l’ensemble d’un mouvement, l’antiféminisme influence également les luttes économiques, politiques et juridiques. Ainsi, pour Christine Bard, les pères divorcés qui déplorent que ce soit presque toujours les femmes qui obtiennent la garde des enfants participent au discours antiféministe. «On peut très bien comprendre qu’un homme soit peiné de ne pas voir ses enfants aussi souvent qu’il le veut. Mais que la mère gagne la garde des enfants dans 80 % des cas ne signifie pas que la justice est contrôlée par les féministes. Je crois les juges pragmatiques: ils et elles reconnaissent qu’en général, la mère passe plus de temps avec les enfants que le père.»

État critique
Érika Flahault, une des collaboratrices de Bard, signe le chapitre «La triste image de la femme seule», dans lequel elle dévoile l’antiféminisme des magazines féminins qui présentent des dossiers sur le thème de la femme seule victime du féminisme et obligée de se transformer en superwoman pour survivre sur le marché du travail. Or, explique Christine Bard, ce n’est pas le féminisme, le problème, «mais plutôt le fait que nous sommes encore loin de l’égalité effective. Il faut savoir que 58 % des hommes en France n’effectuent aucune tâche domestique. Les femmes sont très souvent contraintes d’accepter un travail à temps partiel et davantage exposées au chômage que les hommes. Les féministes doivent lutter sur plusieurs fronts mais aussi faire régresser le sexisme dans la vie ordinaire, quotidienne».

On ne peut pourtant s’empêcher à la lecture d’Un siècle d’antiféminisme de se demander si Bard et ses collègues ne pensent pas que le féminisme est une idéologie parfaite qui ne peut être critiquée… Car toute critique semble en effet automatiquement appartenir au discours antiféministe. Pourtant, Christine Bard précise: «Le féminisme est un mouvement extrêmement diversifié et il y a bien sûr des débats entre féministes de différentes tendances. En général, il n’est pas difficile d’identifier la critique constructive et la critique destructrice, haineuse, méprisante, formulée de manière sexiste.»

Si le féminisme est un mouvement politique qui est né de la constatation d’injustices multiples (économiques, juridiques, politiques, etc.), l’antiféminisme est donc un mouvement réactionnaire qui tente de miner la crédibilité et la légitimité de la lutte féministe. Sa stratégie: discréditer le mot «féministe», les militantes et leurs victoires. Comme disait Simone de Beauvoir, on «devient» femme à travers la socialisation. De la même manière, on ne naît pas antiféministe, on le devient par mépris des idéaux de justice et d’égalité ou simplement par intérêts personnels, qu’ils soient identitaires, économiques, domestiques ou sexuels.

Un siècle d’antiféminisme
dir. Christine Bard
Éd. Fayard, 481 p.