Vidosav Stevanovic : Messe pour un temps présent
Livres

Vidosav Stevanovic : Messe pour un temps présent

VIDOSAV STEVANOVIC fut un romancier très populaire en Serbie. Depuis la venue de Milosevic au pouvoir, il est en exil. Installé en France, où nous l’avons joint, l’écrivain, dont le pays est à feu et à sang, espère encore que la littérature puisse changer les choses.

Vidosav Stevanovic voit défiler un véritable cortège de journalistes, ces derniers temps. En effet, l’écrivain représente une espèce rare: un auteur serbe, exilé à Paris, opposant avoué à Slobodan Milosevic. Ajoutez qu’il vient de publier, en traduction française, un roman qui traite de la guerre, La même chose. Traduit en plusieurs langues, Stevanovic est considéré comme un auteur de premier plan, mais la littérature a été rattrapée par le politique…

«J’étais un auteur à succès», rappelle l’écrivain de 57 ans, joint dans son exigu appartement parisien, il y a deux semaines, alors que les frappes de l’OTAN dévastaient sa Serbie natale. D’entrée de jeu, il résume sa biographie, C.V. en main, comme quelqu’un qui en a désormais l’habitude…

Vidosav Stevanovic s’est opposé à Milosevic dès son arrivée au pouvoir, en 1988: pour protester, il se retire alors de la vie publique, quittant son poste à la tête de la plus grande maison d’édition des Balkans, où il publiait beaucoup de livres écrits par des dissidents d’Europe de l’Est. Il fondera trois ans plus tard, avec d’autres intellos, le Cercle de Belgrade, qui s’élève contre le régime et contre le nationalisme. Il vit un premier exil, grec, puis français, en pleine tourmente… «À la fin de 1995, après les accords de Dayton, j’ai décidé de rentrer dans mon pays, en espérant une démocratie plus tolérante. J’avais tort», dit-il de sa voix grave, lente et lasse. Retour à la case départ, et en France, depuis la fin de l’année dernière. «Maintenant, j’attends l’asile politique. La réponse a un peu de retard. Mais c’est comme ça avec la démocratie…»

Triste hasard ou ouvre de visionnaire: La même chose, écrit entre 1993 et 1995, pendant l’horrible conflit qui a déchiré l’ancien pays de Tito, est paru en français à peine un ou deux mois avant que les canons ne tonnent à nouveau dans les Balkans… «J’ai écrit une trilogie, amorcée avec La Neige et les Chiens (Éd. Belfond, 1993), à propos d’une guerre concrète sur le sol de l’ex-Yougoslavie. Mais, avec La même chose, j’ai essayé d’écrire sur une guerre qui est partout. Il y a trois villes dans mon roman: une ville sous les bombes, pas nommée; Paris, où, à cause des exilés, il y a la guerre dans la paix; et une ville qui attend les bombes, qui est peut-être Belgrade. J’ai écrit mon roman en quelque sorte comme un oratorio, où chacun chante ses souffrances. Chaque personnage cherche son identité perdue, son passé perdu, sa famille perdue.»

Abus de pouvoir
Pour Stevanovic, ce sont les intellectuels serbes qui ont fomenté, au départ, «le projet de la haine et de la guerre». «Ils ont créé les programmes, les slogans, les mots de la haine, explique-t-il. Et les mots ont provoqué les balles. Les politiciens et les généraux ont simplement profité de ce programme pour mettre leur projet en ouvre. La troisième sorte de criminels, ce sont les bourreaux sur le terrain, les exécutants.»

Pourquoi les intellectuels ont-ils majoritairement pris le parti de la «folie nationaliste»? Le dissident y voit deux explications: une volonté de conserver les privilèges qu’ils possédaient durant le régime socialiste, plutôt soft, de l’ex-Yougoslavie. De plus, si le communisme ne ralliait qu’une petite minorité de convaincus, le nationalisme, lui, crée une «unité exceptionnelle» au sein de chaque peuple. «Le nationalisme est beaucoup plus commun, plus fort que le communisme: c’est une émotion irrationnelle. Donc, les intellos, qui sont toujours un peu "aliénés" du monde réel, ont cherché quelque chose de plus fort qu’eux, de plus excitant…»

Stevanovic a décidé dès le départ de se dresser contre le projet nationaliste. «La Yougoslavie était un pays multiethnique: il était impossible d’y créer un État national, seulement un État civil, où tous auraient les mêmes droits. À cause de ça, je me suis bagarré très tôt avec mes collègues, qui sont devenus les chantres du nationalisme et les adorateurs de M. Milosevic, vu comme un messie nouveau. Le régime a utilisé les mythes fondateurs, les fantasmes nationaux pour agrandir son pouvoir. Petit à petit, les démocrates sont presque disparus. Moi aussi, j’ai disparu en tant qu’écrivain: je suis maintenant sans livre dans ma langue. Et j’existe dans des langues que je ne connais pas…» Autrefois populaires auprès du grand public, ses livres ne sont même plus dans les librairies de Serbie.

Livres sans frontières
Vidosav Stevanovic est aujourd’hui un homme isolé, fatigué. Et totalement déchiré. «Je ne sais pas quoi faire. J’étais tout le temps contre la guerre, donc j’étais contre le bombardement de Sarajevo, de Mostar… Et je suis aussi contre le bombardement de Belgrade! Mais comment s’y opposer quand vous êtes contre le régime? C’est une situation paradoxale.»

Alors, il écrit. Même s’il doute tout le temps – «chaque écrivain doit douter un peu de sa propre littérature» -, il se dit incapable de faire autre chose, pour l’instant. Entre autres, il prépare un roman d’amour impossible entre un Albanais et une Serbe, Abel et Lise (allusion à Abélard et Héloïse), et, quittant le champ littéraire des Balkans, un gros roman sur l’exil, Le Gardien de Paris.

Il a de plus commencé une biographie politique de Milosevic, qui s’annonce aussi comme «le portrait d’un peuple un peu égaré, mon propre peuple. Le portrait d’une Europe confuse, sans objectifs politiques clairs, et d’une civilisation, la nôtre, qui n’a pas encore trouvé les moyens d’empêcher la violence d’éclater de temps en temps. Ça a commencé là-bas, mais le problème est beaucoup plus large que les Balkans. Vous avez une civilisation en pleine crise, partagée entre des succès scientifiques phénoménaux et une barbarie héréditaire.»
La guerre aura-t-elle transformé son écriture? «Toute ma vie, à chaque livre, j’ai changé le style, les personnages, et ma manière. Mais avec la guerre, j’ai compris quelque chose de plus essentiel: il faut être engagé, et ne pas passer à côté de la vie réelle. Engagé: pas dans un parti, pour une idéologie ou une religion. Mais pour les gens. Pour les innocents.»

La même chose

La même chose, c’est l’histoire qui se répète, la guerre qui se transporte de ville en ville, à travers les blessures intimes des êtres, les mots qui passent d’un personnage à l’autre, tel un flambeau. Divisé en douze chapitres, ou cercles, selon une structure circulaire, le roman édifie une sorte de Ronde, où se promènent onze personnages-symboles: une femme enceinte à la suite d’un viol, un marchand d’armes, un enfant sans parents, un peintre sans visage, un sniper anonyme, une prostituée qui utilise le sida comme une bombe, un écrivain isolé…

Les mêmes plaies se font écho dans la ville labourée par les bombes et dans la cité de l’exil, où les survivants pansent leurs plaies ou préparent la revanche. Roman-vérité âpre et implacablement construit, dévoilant la mécanique de l’enfantement de la souffrance, La même chose a une portée universelle. On aurait envie d’ajouter: malheureusement… Traduit du serbe par Mauricette Begic et Nicole Dizdarevic, Éd. Mercure de France, 1999, 165 p.