Claude Péloquin : Conduite impudente
Traquer la bêtise, baver la mort, faire des fresques et des frasques, courir les bars jusqu’à plus soif, écrire ou gueuler jusqu’au silence, voilà ce qui anime CLAUDE PÉLOQUIN. Rencontre avec un monsieur qui n’a jamais cessé de jouer aux cow-boys et aux Indiens.
«C’est vrai que j’suis un peu malcommode…» Pour honnête qu’elle soit, la confession tient de l’euphémisme. Claude Péloquin n’est pas malcommode à moitié. Parlez-en à certains journalistes auxquels il a récemment accordé des entrevues: quand le coloré personnage n’apprécie pas la question, il n’est pas du genre à garder ça pour lui… Péloquin est un volcan qui dort d’un sommeil léger.
Quand on interviewe Claude Péloquin, le journalisme peut devenir un métier à risques. Échos d’un beau risque.
«Chus r’parti…»
L’auteur de Lindbergh vient de nous concocter Tout le monde au ciel, son propre CD, dont il est fier comme un coq: «Ça a été un gros trip, une pièce d’architecture; ça a été un an et demi de ma vie, pis j’suis fier en câlice!», commente le poète, qui s’en est manifestement donné à cour joie. Hip-hop, dance, électro-pop, les textes de l’album (dont huit inédits) sont enveloppés de textures musicales bien actuelles, très urbaines. Péloquin, qui dit aimer surtout le blues, s’est en effet laissé tenter par les ambiances musicales suggérées par Simon Carpentier, son réalisateur. Des «musiques cool», dira le principal intéressé.
De la première écoute, décapante, on retient les chansons Atrocité, L’Amour guitare, une reprise de Moi l’Indien, puis cette version complètement planante de Lindbergh, qui fait grincer des dents les puristes, mais donne une sacrée cure de rajeunissement au classique bien connu. Il faut dire que Péloquin s’est assuré des collaborations précieuses, avec l’harmoniciste Carl Tremblay, entre autres, puis avec les chanteuses Anna Liani et Christine Laforest.
Qu’on se le tienne pour dit: l’enfant terrible de la chanson québécoise est revenu ruer dans les brancards, secouer les convenances, écorcher au passage ce que le monde porte de crétins – la liste est longue.
Parlée plus que chantée, la performance du poète n’est pas sans évoquer le lyrisme acidulé d’un autre loubard, français celui-là. Péloquin ne réagit d’ailleurs pas trop mal quand je compare son travail à celui de Gainsbourg: «Je suis d’accord avec toi, mais pour être franc, je me sens plus près de Léo Ferré ou de Tom Waits. Je ne pourrais pas dire pourquoi; peut-être à cause de la direction que je vais prendre», suggère le poète sur un ton énigmatique, sans vouloir en dire plus long sur la «direction» en question.
Nu comme un vers
Après avoir parlé un moment du nouveau disque, je sors de mon sac Le Flambant nu, un livre de souvenirs, d’historiettes à haute teneur scatologique, publié l’an dernier. Pas de la lecture pour les bonnes sours, entre nous, mais un livre coup de poing. Péloquin, qui a déjà publié une vingtaine de recueils, y relate ce que sa vie a connu de moins ordinaire _ ce n’est pas peu dire. Ça donne un bouquin complètement siphonné, qui ne pourrait porter un autre titre. La mention «histoires vraies», en couverture, a beau nous annoncer la véracité de ce qui suit, on a du mal à tout croire. Dans ce texte intitulé «J’ai rencontré le roi de la marde», par exemple, où l’auteur confie avoir un jour fait caca en tandem, avec un chauffeur de taxi, au beau milieu de la rue Sherbrooke, à Montréal.
Au fil des pages, il est certes question de nombreux ébats, en tous genres et toutes positions, de ses jouets érotiques, qui ont longtemps fait sa fierté, mais question aussi du scandale de la Murale du Grand Théâtre de Québec, quand ce que la capitale compte d’âmes bien-pensantes s’était offusqué de son «Vous êtes pas écourés de mourir, bande de caves? C’est assez!» Péloquin raconte également une série d’anecdotes étonnantes, dont celle-ci: le légendaire Buddy Rich aurait un jour cessé de jouer, en plein concert, pour aller le consoler, lui le poète, en pleurs parmi la foule.
Chaque texte, qui tient en quelques lignes ou quelques pages, a l’effet d’une petite bombe: «Le Flambant nu aurait pu être écrit en quatre cents pages. C’est de la littérature concise, très dense, inspirée de la poésie japonaise, des haïkus», souligne Péloquin, pas peu fier de la plaquette.
Le Flambant nu n’a pas laissé les Français indifférents. «Le Bukowski d’Amérique du Nord», a dit Le Nouvel Observateur de celui qui a refusé, croyez-le ou non, de faire partie des invités de Bernard Pivot, à l’occasion de ce fameux Bouillon de culture consacré au Québec. «Il a tous mes livres», prétend-il à propos du même Pivot, qui a récemment dit de lui: «Quel personnage! Il a beaucoup de talent.»
Cette reconnaissance outre-mer, étonnante envers cet artiste trash tellement nord-américain, le touche beaucoup, mais le laisse un peu amer, aussi: «C’est quelque chose, quand même. Tu te fais acclamer par Le Nouvel Obs, pis la semaine d’après, tu te fais planter dans Le Devoir!» Nul n’est prophète…
L’entrevue n’a pas été trop irrévérencieuse encore, quand Péloquin me fixe de son regard bleu ciel: «Sais-tu pourquoi ça va aussi mal dans le monde? Le sperme!», déclare-t-il, solennel. «Il faudrait commencer à venir ailleurs, donner une chance à la planète de se refaire…», poursuit-il. Sur ces propos humanistes, nous allons parler société, voyage, écologie, littérature. Sa littérature, où poussent, dans le fertile terreau «de la marde», quelques fleurs sublimes. Entre le récit de ces libations et méfaits coquins, Péloquin nous sert en effet des traits magnifiques, des coups d’oil furtifs sur ce que la vie a de plus grand.
Jamais deux sans trois
Dans la nouvelle version de Lindbergh, le cocu ne retrouve pas sa Sophie dans son lit avec «son» meilleur ami, mais bien avec «sa» meilleure amie. Signe des temps? Fantaisie? «Je dis ça simplement parce que toutes les femmes sont aux deux», m’enseigne-t-il.
Avec Péloquin, le monde apparaît bientôt dans tout ce qu’il a d’orgiaque. Aussi vais-je froncer les sourcils quand le sympathique hurluberlu va me parler de son intérêt pour la vie monastique. Il me jure être allé sept fois se reposer à Saint-Benoît-du-Lac, faisant écho à l’un des beaux passages du livre: «Hélas! Je n’ai pas le courage des moines, je serais pourtant tellement heureux avec eux. J’ai plutôt laissé la peau des femmes grandir et s’étendre sur mon cerveau jusqu’à l’étouffer de délire…»
Je me pince. Péloquin, le bum des bums, le pilier de taverne, le gars qui dit avoir tué trois Mexicains, en retraite chez les moines? «La vocation poétique est très proche de la prière, tu sais, ajoute-t-il, et j’adore leur philosophie, leur générosité, leur sens de l’accueil, leur respect du silence.» Mais de là à vivre comme eux, il y a loin: «Je ne pourrais pas donner ma vie pour le Christ. Pur égoïsme, sans doute. Pis qu’est-ce que tu veux, j’aime le cul!»
Le cul et le risque. Il faut se lever de bonne heure pour effrayer Péloquin, que l’on soit lutteur ou requin-marteau. «C’est ma marque de commerce, prendre des chances dans la vie. Quand c’est pas le temps de faire quelque chose, je le fais… C’est le "why not?", finalement, qui me plaît.»
Quand on ne vit que de risque, y a-t-il des moments où l’on envie ceux qui ont choisi la stabilité, le confort? «J’aime bien aller faire une épicerie, une fois tous les deux mois, m’acheter une pomme de salade, un morceau de saumon. J’apprécie ça. Mais je n’ai pas le temps de vivre la sécurité. J’aimerais avoir une vie confortable, mais la poésie me mange à longueur de journée.»
Montréal m’attend
Il y a deux ans, Péloquin quittait les Bahamas – il y a vécu, en tout, une quinzaine d’années -, laissant là-bas sa jeune épouse Crystal, fille des îles, pour son Québec originel. Pourquoi? Une piste se dessine, dans les dernières pages du Flambant nu: «Le problème, au Paradis, c’est qu’on ne peut pas écrire. Le cerveau devient mou. J’étais une algue folle au gré des courants. Amener mon corps à la table de travail tenait d’un exploit du Guinness. Je me suis exilé au Québec tant aimé pour monter encore sur la ligne de feu poétique, sur scène, sur disque, ou dans mes livres, et partout.»
Le voici de retour à mille lieues du paradis, sur la ligne de feu, être unique, créateur singulier, visiteur des extrêmes, capable de marier ciel et Enfers.
Au terme de cette rencontre, une phrase me trotte dans la tête, cette phrase terrible de Paul Valéry: «Le monde ne vaut que par les extrêmes, mais ne dure que par les moyens.» Je me dis que Péloquin a choisi le clan des premiers.
Le Flambant nu,
de Claude Péloquin
Leméac/Actes Sud
1998, 128 pages
Tout le monde au ciel
Claude Péloquin
Les Disques Musi-Art