Guy DemersSabines : Double jeu
GUY DEMERS signe un premier roman portant sur des thèmes connus: la religion et la condition féminine. Un imaginaire débridé, et parfois, déconcertant…
Originaire de Sept-Îles, où il est retourné vivre après avoir passé quinze ans à Montréal, Guy Demers publiait récemment son premier roman, Sabines, une ouvre qui ne risque pas de faire l’unanimité. En mettant en jeu la fécondité des femmes comme un antidote au fanatisme religieux, en montrant en parallèle les tenants de l’intégrisme chrétien et les islamistes iraniens, l’écrivain jongle avec des tabous explosifs. Il le fait cependant avec humour, et une imagination débridée. Si le livre comporte certaines faiblesses, il demeure cependant vivant et dérangeant, ce qui correspond assez aux intentions de son auteur.
C’est en effet sous le signe du jeu que Guy Demers place le travail de l’écriture et l’acte de lecture qui en résulte. «L’écriture est un matériau difficile, note le romancier; on entend souvent de longues litanies sur la difficulté d’écrire. Je me souviens d’avoir vu un documentaire sur la vie de Kafka, qui exaltait la souffrance de cet auteur. Je pense qu’il faut exorciser plutôt qu’exacerber la souffrance. L’auteur, en partant, est un personnage un peu suspect. Quand on lit son livre, on sait qu’il nous ment en pleine face, qu’il use d’artifices, de stratégies, de structures. Il faut accepter de jouer le jeu; c’est ludique, l’écriture, comme la lecture.»
Le grand dérangement
Sabines raconte deux histoires en parallèle, deux «prophéties», explique l’auteur, qui se répondent et finissent par se rejoindre. Il y a d’un côté le récit de la vie de Monet Martin, un «enfant cubiste» peut-être issu d’une liaison entre Pablo Picasso et une Québécoise scandaleuse. Laid et misanthrope, ayant rejeté l’Église et détestant les hommes, il grandira et contribuera à créer, sans le vouloir, une «fratrie d’imbéciles», fanatiques religieux qui le prendront pour un prophète et attendront ses enseignements.
Puis il y a les Sabines, Sabine-mère et sa fille, Sabineamour, descendantes des légendaires filles des Sabins, qui auraient été capturées par Romulus et ses complices, dans le but d’en faire des procréatrices et ainsi assurer une population à la Rome antique. Voilà que la légende donne naissance – c’est le cas de le dire – à des femmes hors de l’ordinaire, dont les ovulations produisent des séismes, et dont la simple présence au milieu d’un bidonville a des effets calmants sur les hommes à des kilomètres à la ronde.
Guy Demers, qui a étudié le cinéma et la théologie, est disert lorsqu’il s’agit des religions, des livres sacrés et de l’histoire des fanatismes. Le point de départ de son roman lui a été inspiré par une femme qu’il a aimée, une Iranienne du nom de Sabine, française par sa mère, qui avait quitté l’Iran après la révolution de Khomeiny. Elle avait d’ailleurs rencontré le célèbre ayatollah, dont le charisme, semble-t-il, était «hypnotique». Les passages du roman, nombreux, qui ont pour cadre l’Iran sont les plus réussis.
Par ses recherches et la lecture du Coran, comme celle de la Bible, Guy Demers a fait des recoupements. «J’essaie de voir les origines du voile. En regardant l’histoire, la tradition islamique, t’arrives à comprendre que l’intention première du voile n’était pas oppressive. L’oppression que les femmes subissent n’est pas cohérente avec la théologie profonde de l’islam. Il s’agit d’un héritage culturel qui précède l’islam. De la même façon, il y a plein d’idiosyncrasies à l’intérieur de la chrétienté qui appartiennent au mouvement pharisien, au judaïsme, et qui sont en contradiction avec les Évangiles.»
«Le Coran est un livre impossible à comprendre, on peut lire différentes traductions de la même sourate et il est impossible de savoir si ça vient de la même source», poursuit-il, avant de revenir à la Bible, dont le critique anglais Northrop Fry a fait une analyse passionnante. «Il a d’ailleurs été critiqué pour avoir étudié la Bible comme une ouvre littéraire. La Bible est une récapitulation culturelle admirable. Un grand problème de la tradition chrétienne, c’est que ce texte a été canonisé. Il ne faut pas laisser le culte balayer du revers de la main des millénaires, non pas de tradition, mais de culture!»
Se définissant comme un être colérique sous ses dehors souriants, le romancier semble être avant tout passionné. Passion des mots, passion du jeu, il croit à la faculté des femmes d’assurer la suite du monde, alors que les hommes déraillent plus facilement dans des délires autodestructeurs. S’inspirant des bidonvilles de Sao Paulo, où les femmes ont organisé une véritable société, il a inventé une telle ville dans la ville au cour de son roman où les femmes sont détentrices d’un pouvoir quasi métaphysique.
Sans doute le roman Sabines aurait-il gagné à être amputé de quelques dizaines de pages, la narration n’étant pas toujours à la hauteur des ambitions de son auteur. Les destins parallèles des deux héros, Monet Martin et Sabine, ne se rejoignent qu’à la toute fin, et on aurait aimé plus d’interactions. Les envolées surréalistes déstabilisent et déroutent, ce qui est plutôt bien. «C’est un jeu, répète Guy Demers, qui laisse le lecteur, je l’espère, tout à fait libre. Il n’y a pas d’affirmation, à la limite il n’y a pas d’intelligence autre que l’intelligence du jeu.» Aux lecteurs de jouer…
Sabines
de Guy Demers
Éd. XYZ, 1999, 210 pages