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Walter/Chaurand/Pinker : Sur le bout de la langue

Il en va de la langue comme de la religion: celle qu’on pratique nous semble toujours être sinon la seule, à tout le moins la bonne! Et lorsque quelqu’un se met à relativiser les dogmes du dictionnaire, ses propos reçoivent souvent un accueil similaire à celui que les islamistes ont fait aux Versets sataniques. Qu’on se le tienne pour dit: les trois ouvrages dont je vais parler sont coupables d’athéisme grammatical.

Avec Le français d’ici, de là, de là-bas, Henriette Walter continue un excellent travail de vulgarisation commencé il y a une dizaine d’années. L’ouvrage fait la compilation d’un vaste ensemble d’expressions propres aux provinces françaises et aux communautés francophones d’Afrique, d’Asie et d’Amérique. Avec une solide dose d’érudition assaisonnée d’humour, Walter fait la preuve qu’il n’y a pas qu’au Québec qu’on ne parle pas français «comme il faut»; qu’aucun dictionnaire ne peut être entièrement représentatif d’une langue vivante.

Pour sa part, la Nouvelle Histoire de la langue française, publiée sous la direction de Jacques Chaurand, permet de réaliser que la langue française n’a cessé de se transformer tout au long des siècles: les «fautes» du passé sont devenues les règles d’aujourd’hui. Au fil d’une dizaine de chapitres rédigés par autant de spécialistes, l’ouvrage retrace le parcours d’un dialecte qui n’était, à l’origine, rien de plus qu’une manière de mal parler le latin! Cet énorme bouquin est fort savant; sa place est au rayon des ouvrages de référence.

S’il est un ouvrage qui va brasser la cage aux idées reçues sur la langue, c’est L’Instinct du langage, de Steven Pinker (relativement bien traduit de l’américain par Marie-France Desjeux). Pinker ne se contente pas de retracer, comme les collaborateurs de la Nouvelle Histoire de la langue française, l’évolution d’une certaine pratique linguistique; ou, comme Le français d’ici, de là, de là-bas, de mettre en valeur la diversité des pratiques d’une même langue. Imaginez un théologien qui chercherait à définir ce qu’est Dieu; telle est précisément l’interrogation de Pinker: qu’est-ce que le langage?

Les sciences modernes fournissent une amorce de réponse: le langage serait «un instinct pour acquérir un art». L’évolution aurait graduellement inscrit, quelque part dans nos cerveaux, un ensemble de données constituant une «grammaire universelle» qui fait en sorte que chaque humain, en venant au monde, est en mesure d’apprendre à parler. Et ces principes linguistiques fondamentaux, communs à toutes les langues, n’ont pratiquement pas changé depuis que l’homme a commencé à parler: «Il existe des sociétés de l’âge de la pierre, mais rien ne ressemble à un langage de l’âge de la pierre.»

Cela n’implique pas pour autant que nous sachions parler «correctement» dès la naissance, et que ceux qui font des fautes de langage souffriraient de tares linguistiques congénitales. Le problème tient au fait que les règles fondamentales de chaque langue entrent souvent en conflit avec «les "grammaires" pédagogiques ou stylistiques qui ne sont que des guides de l’étiquette de la prose écrite». D’ailleurs, constate Pinker, «le fait même [que l’apprentissage de ces règles de "grammaire" nécessite] des exercices répétitifs montre qu’elles sont étrangères aux mécanismes naturels du système du langage».

On peut donc faire des «fautes de français» tout en se conformant aux règles fondamentales de cette langue, «exactement comme il n’y a pas de contradiction à dire qu’un taxi obéit aux lois de la physique mais qu’il transgresse les lois du Massachusetts.»

On devinera, au ton de cette phrase, que L’Instinct du langage a beau être un ouvrage des plus sérieux sur le plan scientifique, Pinker ne se gêne pas pour donner par moments dans la polémique. Ainsi lorsqu’il affirme que les règles du bon parler «n’ont pas plus de rapport avec le langage humain que les critères pour juger des chats à une exposition de chats n’en ont avec la biologie des mammifères». Ou quand il remarque que, si les jeunes d’aujourd’hui semblent être moins préoccupés que leurs aînés de parler «comme il faut», c’est-à-dire conformément au niveau de langue qui devrait être le propre de jeunes gens aussi instruits qu’ils le sont, c’est peut-être tout simplement parce qu’ils «essaient moins de marquer les distances sociales que les gens plus âgés».

Chose remarquable, L’Instinct du langage a beau être fondé sur des bases scientifiques pour le moins hard core, Steven Pinker a réussi à rédiger un ouvrage parfaitement lisible, voire carrément amusant par moments.

Le français d’ici, de là, de là-bas
d’Henriette Walter
Éd. JC Lattès, 1998, 416 p.

Nouvelle Histoire de la langue française
sous la direction de Jacques Chaurand
Éd. Seuil, 1999, 814 p.

L’Instinct du langage
de Steven Pinker
Éd. Odile Jacob, 1999, 495 p.