Livres

John Irving : Le bon sauvage

Les étagères des bibliothèques sont remplies de ses livres traduits dans toutes les langues, ou presque. Les couvertures de ses romans trônent fièrement sur les murs de son bureau, et les photos de famille et d’amis, parmi lesquelles figure la famille Clinton, abondent dans toutes les pièces que l’on nous fait visiter. Comme les personnages de ses livres, John Irving vit entouré de fantômes et de gens qu’il aime.

C’est avec beaucoup de pudeur mais en toute cordialité qu’il nous reçoit dans sa grande maison de bois, construite il y a six ans, et cachée à flanc de montagne: il n’y a pas à dire, si vous parvenez à vous rendre jusqu’ici, c’est parce qu’on vous y a invité. Irving vit avec sa femme (son agente, torontoise, qu’il a épousée il y a quelques années), et Everett, leur petit garçon âgé de 7 ans, dans ce village très propret mais sauvage du Vermont, à quelques kilomètres de l’État de New York. «Ici, c’est mon monde», déclare le célèbre romancier, qui tient à ce que son benjamin grandisse à l’ombre des sapins de son enfance. Il a deux autres garçons; l’aîné, acteur, vit à L. A., et le cadet, au Colorado.

Né à Exeter dans le New Hampshire en 1942, John Irving a fait des études de lettres et a enseigné la littérature anglaise à l’université. Il a aussi appris à écrire sous la supervision de l’écrivain Kurt Vonnegut (avec lequel il travailla à l’Université de l’Iowa), et de Günter Grass (sujet de l’un des textes de Trying to Save Piggy Sneed). Depuis qu’il a publié The World According to Garp, en 1978, il a écrit des nouvelles, un récit, et huit romans, tous des best-sellers. Si ses derniers livres, et notamment Un enfant de la balle, n’ont pas fait l’unanimité, A Widow for a Year a des chances de reconquérir les cours endurcis. Pour la critique en général, Une veuve de papier renoue avec les premiers romans d’Irving, délaissant les grandes épopées pour une histoire plus intime, plus profonde, plus
émouvante: ici, pas de personnages excentriques (comme dans Un enfant de la balle), ni de grande controverse (l’avortement, avec L’Ouvre de Dieu, la part du diable); Irving a donné la parole à du monde ordinaire, et misé sur l’un des thèmes parmi les plus chers à ses yeux, celui de la famille, cette cellule par laquelle tout commence, et au sein de laquelle tous devraient pouvoir trouver du réconfort, de l’amour.

Or Ruth, l’héroïne de ce nouveau roman, n’aura eu droit ni à la chaleur de sa mère, ni à celle du foyer familial. «Je ne peux pas imaginer écrire de romans sans parler de la famille, lance John Irving reculant dans son fauteuil et fermant les bras sur lui-même, comme s’il protégeait son paradis perdu. Ça me permet de parler des enfants, et je pense que si un romancier perd contact avec l’enfance (pas nécessairement la sienne), il perd contact avec quelque chose d’essentiel. Selon moi, il faut garder vivants les "principes" de l’enfance: cette liberté, cette fraîcheur. Les enfants n’ont pas besoin d’aide pour avoir de l’imagination: il faut même les en protéger. Les adultes, eux, ont du mal à imaginer ce qui est réel! Mais attention, il y a aussi un côté noir à l’enfance, très présent dans mes romans, à travers des personnages qui ne grandissent pas, qui ne vivent que d’enfantillages, incapables de prendre la moindre responsabilité…»

Si loin, si proche
Mais John Irving est incapable, lui, de condamner ses propres personnages, pour lesquels il a une vraie tendresse; si vous pensez que ce genre de déclaration est un cliché, lisez le roman et vous vous attacherez vous aussi à cette petite famille disloquée, tragique, qui cherche par tous les moyens à recoller les pots cassés. Ruth, le personnage principal du roman, constituera l’ultime tentative de bonheur pour Marion et Ted, tous deux écrivains: à la suite de la mort de leurs deux fils, le couple donnera naissance à cette petite fille pour se consoler. Évidemment, ils n’y arriveront pas. Marion, la maman, quittera le foyer pour exorciser ce deuil et pour éviter d’être une mauvaise mère. Ruth restera seule avec son père, et le souvenir de ses frères disparus.

En fait, comme dans Garp, c’est la perte et l’abandon qui sont au centre de ce roman. «C’est un livre sur ceux qui manquent, sur les absents, opine Irving. Ces deux enfants, disparus au début du roman, sont responsables de la drôle d’atmosphère qui règne dans cette grande maison; ils sont responsables aussi des liens entre les membres de la famille. Et c’est le personnage de la mère, Marion, qui cristallise cette absence, c’est d’ailleurs le personnage auquel je suis le plus attaché. Vous savez, il y a une différence entre les personnages principaux, et ceux qui sont les plus importants. Marion, bien qu’elle soit absente pendant une grande partie du récit, est le pivot sur lequel s’appuie toute la logique de l’histoire; plus elle est loin des autres, plus elle met de temps à revenir dans le roman, plus il se passe de choses dans l’histoire. C’est vraiment un personnage central qui donne son équilibre à la narration.»

Si Irving parle de ses personnages comme s’il parlait de sa famille, c’est qu’il vit avec eux longtemps avant de poser les mains sur son clavier. Comme un dramaturge, il crée son propre théâtre. «C’est comme ça pour chaque livre: je commence toujours avec quatre ou cinq personnages, et je leur pose des questions: où et quand se sont-ils rencontrés? Quelles sont les relations entre eux? Qu’ont-ils fait avant de se connaître? En réalité, je ne pense pas que ce soit plus compliqué que de penser à la vie de chacun. Dans ma propre existence, il n’y a pas plus de cinq ou six personnes dont je peux dire qu’elles ont changé ma vie. Pour un roman, c’est la même chose: il faut penser à mettre en scène ces rapports extrêmement proches, importants, déterminants pour le destin de chaque personnage. Je me fais une espèce de carte mentale qui décrit tous ces rapports, et je dresse une sorte de liste d’épicerie: j’ai besoin de tout savoir sur leur psyché, leurs valeurs, leurs goûts, avant de penser à l’histoire et aux faits.»
Pas beaucoup d’improvisation dans tout ça… «Je sais, je suis terriblement conservateur, laisse tomber Irving. J’ai besoin de connaître à l’avance la fin de l’histoire, et de savoir ce qui va arriver avant d’écrire. Moi, les écrivains qui disent écrire leurs livres pour découvrir ce qu’il y a dedans, ça me sidère.»

John Irving n’a pas pris de risques: il a choisi de situer l’action de son neuvième roman dans le milieu des écrivains. «Je savais déjà que je voulais que mes personnages soient tous du même milieu: je n’en reviens pas de voir à quel point, dans la société moderne, nous vivons en milieu clos, avec des gens qui font la même chose que nous, c’est incroyable. Les docteurs fréquentent des docteurs, les journalistes, des journalistes, etc.; c’est peut-être parce que cela vous permet de voir qui vous êtes, ce que vous faites. Il y a vingt ans déjà que j’ai publié Garp, alors j’avais envie de parler de ce milieu que je commence à bien connaître. Inutile de vous dire que je me suis bien amusé!» Mais si Irving s’est permis quelques mots, hilarants, sur l’usage démodé du point-virgule, par exemple, il s’est aussi réservé une mauvaise surprise… comme écrivain. «Le seul problème que j’aie rencontré, c’est ce personnage de Ted, qui écrit des histoires pour enfants. Je n’ai pas aimé cet aspect du personnage, parce que je savais que les histoires qu’il raconterait ne seraient pas comme je les aime. De Grimm jusqu’aux écrivains modernes pour l’enfance, je n’aime pas ce qu’on leur lit, ce sont des histoires malsaines, et qui leur font terriblement peur. C’est vrai qu’ils aiment ça, mais jusqu’à un certain point. Personnellement, ces histoires me donnent des cauchemars et me mettent en colère!»

Faire une scène
Si l’on parle souvent de littérature, dans les romans, on parle bien peu du milieu littéraire, des rapports entre éditeurs et écrivains, entre écrivains et lecteurs, qui sont pourtant tout à fait «romanesques»: et, là-dessus, précisément, Irving en a long à dire. «Certains lecteurs s’identifient à vos personnages et vous recevez des lettres de gens qui vous disent: "Vous savez, c’est exactement moi que vous avez décrit"… Ce genre de chose me met un peu mal à l’aise et me donne froid dans le dos. Je ne veux pas être si proche de mes lecteurs!…»

Pourtant, Irving ne sera jamais aussi volubile pendant notre rencontre que lorsqu’il parlera de ce fameux lecteur sans visage, pour qui il est prêt à tout. «C’est la chose la plus importante pour moi. Je me demande toujours si le lecteur sait ce que je lui ai caché; s’il faut que je fasse intervenir tel personnage; si je dois revenir en arrière, etc. Le lecteur est toujours là: je l’ai toujours à l’esprit. Et je n’ai qu’une image de ce lecteur: celle d’une personne de plus en plus jeune; qui a de plus en plus de choses à faire, dont l’attention est de plus en plus sollicitée. Elle a une vie plus intéressante que la mienne; elle aurait un million de choses à faire plutôt que de lire un livre; elle habite en ville et a des milliers d’amis; elle a un disque à écouter; une émission de télé à regarder. Et tout ça joue contre moi. Je dois donc absolument trouver le moyen de la retenir. Écrire un livre, c’est aussi performer, donner un spectacle. On accepte des metteurs en scène, des dramaturges, des réalisateurs, des danseurs qu’ils fassent tout pour capter l’attention de leur public: pourquoi pas des écrivains? Je me suis toujours posé ces questions comme romancier, et à part mon éditeur et ma femme, tout le monde considère cela comme étant "commercial".»

Irving est terriblement américain, lui dont les livres se vendent plus ailleurs qu’aux États-Unis, et qui n’aime pas toujours ce que son pays devient. Mais il se tient loin des grands débats («Je n’ai plus de temps pour ça, j’aime mieux écrire»), et préfère s’occuper de son univers personnel: sa famille et ses romans, qui, visiblement, ne font qu’un.

Une veuve de papier
de John Irving

Ruth vit avec ses parents, Marion et Ted Cole, tous deux écrivains, à Sagaponack, banlieue chic de New York. À l’été 1958, Ted engage Eddie, qui veut apprendre à écrire. L’adolescent de seize ans deviendra l’amant de Marion, au grand bonheur de Ted, homme volage, qui veut amadouer les chagrins de sa femme détruite par la disparition de leurs deux fils dans un accident de voiture. C’est donc un drame familial qui inaugure l’histoire de Ruth Cole. On la retrouvera au bout de deux cents pages, en 1990; c’est alors une femme mûre et une célèbre romancière connue à travers le monde. Consciencieuse, professionnelle, elle se prête au jeu des écrivains-vedettes, et, quand il le faut, rencontre ses lecteurs, ce qui vaut des scènes délicieusement ironiques où Irving règle quelques comptes avec eux, sans méchanceté. Tandis que Ruth se prépare à épouser son éditeur, Hannah, sa meilleure amie, profite de ses angoisses pour coucher avec Ted. Le tableau familial de Ruth est une catastrophe, et elle s’en remettra très difficilement. Thème privilégié de John Irving, la reconstitution d’un équilibre familial est au centre de ce roman qui raconte comment tous les destins vont se croiser, des Hamptons, en banlieue de New York, à Amsterdam, en passant par Manhattan et l’Allemagne. Ruth passe son temps à attendre le bon moment pour coucher avec son futur, et à convaincre son amie Hannah que ses romans ne sont pas tirés de sa propre vie. Aux prises avec des préoccupations personnelles (son futur époux, ses livres, l’absence de sa mère) et professionnelles, elle ne voit pas son père sombrer dans des noirceurs par amour pour elle, épisodes – parmi les plus touchants du roman – qui racontent avec une grande tendresse une relation intense entre un père et sa fille. Comédie sociale, «farce burlesque», Une veuve de papier n’est pas qu’un simple amoncellement d’anecdotes, mais un roman sur l’enfance, l’amour et le poids des rapports familiaux, bons ou mauvais. Éd. du Seuil, 1999, 582 p.