L’Homme à l’envers Fred Vargas : La belle et la bête
Frédérique Vargas s’est fait connaître avec Debout les morts, publié en 1995 et qui a remporté plusieurs prix littéraires; depuis, sa popularité ne cesse de grandir. Elle forme avec les polardiennes françaises Maud Tabachnik et Andrea H. Japp un trio infernal, même si les styles de ces trois auteures n’ont rien en commun. Simplement, le milieu littéraire français a l’impression de réinventer la roue parce qu’il vient de découvrir que des femmes peuvent aussi écrire des polars. Bref. Avec L’Homme à l’envers, Vargas vient d’enfoncer le clou, et de démontrer qu’elle a une plume solide et ravageuse, que ses histoires n’ont pas besoin de l’artillerie lourde des détails scabreux pour tenir le lecteur en haleine.
L’Homme à l’envers, c’est le nom que l’on donne au loup-garou, qui hante l’imaginaire des habitants de Saint-Victor-du-Mont, petit village du Mercantour, dans le Sud-Est de la France, où vivent Camille et Lawrence. «Tu sais ce qu’on leur faisait, il y a à peine deux cents ans, dans ton pays, à ceux qu’on soupçonnait? (…) On leur ouvrait le bide depuis la gorge jusqu’aux couilles pour voir si les poils étaient dedans. Ensuite, c’était trop tard pour pleurer son erreur.»
Lawrence, un Canadien, est spécialiste des grizzlis du Grand Nord, et atterrit en France pour une mission de six mois consacrée à l’étude des loups. Camille, musicienne retirée à la campagne, gagne sa vie comme plombière, amoureuse de son Canadien – et a déjà figuré parmi les personnages d’un précédent roman de Vargas, L’Homme aux cercles bleus (1992). Lawrence est passionné par ces animaux qui terrorisent les habitants, et elle dévore le Catalogue de l’outillage professionnel pour se changer les idées. Autour d’eux: Soliman, Africain, fils adoptif laissé à la porte de l’église, et recueilli par une fermière, pilier du village, alors qu’il n’avait qu’un mois – «Suzanne l’avait élévé comme un garçon du pays, mais éduqué en sous-main comme un roi d’Afrique»; et Le Veilleux, qui, comme son nom l’indique, fait le guet non loin de chez Suzanne.
Lorsque «La bête» aura frappé jusque chez les habitants de Saint-Victor et que son périmètre se sera élargi, Camille, Soliman et Le Veilleux partiront à sa recherche à bord d’une bétaillère, aménagée comme une caravane. Le roman se transforme en road-story, puisque c’est leur itinéraire que l’on suit à travers les montagnes et les routes escarpées du Mercantour. «Camille frôlait de l’aile droite la paroi rocheuse, presque verticale, et de l’autre, elle dominait tout l’à-pic. Elle détournait son regard du vide, guettant les bornes d’altitude sur le bas-côté de la route. À deux mille mètres, les arbres commencèrent à se clairsemer et le moteur à chauffer, faute d’oxygène. Camille, mâchoires serrées sous l’effort, surveillait l’indicateur de température. Il n’était pas dit que le camion tienne.»
Transposant le suspense de la poursuite en difficultés du parcours, Vargas étoffe son intrigue: c’est dans cette épreuve que les trois héros laisseront peu à peu tomber leurs masques. Suivant les moindres déplacements de la bête, ils s’appuient, apprennent la peur, l’angoisse, la survie, parfois.
Comme dans les précédents romans de Fred Vargas, c’est surtout l’humanité des personnages qui rend L’Homme à l’envers si saisissant. Peu d’épisodes sanglants, mais des portraits psychologiques qui envoûtent tout autant que la créature traquée par les héros dont la détermination et la patience sont les meilleures armes. À mi-chemin de l’histoire se greffe l’enquête, en bonne et due forme, d’un policier attachant, Adamsberg (un autre personnage de L’Homme aux cercles bleus); et la légende rejoindra finalement la réalité. Un style clair, un ton ironique, des dialogues incisifs font des livres de Vargas des incontournables, qui n’ont rien à envier aux grosses machines du polar américain et british.
L’Homme à l’envers
de Fred Vargas
Éd. Viviane Hamy, 1999, 304 p.