Tombouctou – Paul Auster : Nom d'un chien
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Tombouctou – Paul Auster : Nom d’un chien

Tombouctou. Pour beaucoup, le nom évoque le bout du monde, l’endroit où l’on n’ira jamais, le plus loin du plus loin. Mais pour Mr Bones, «garde du corps à quatre pattes» de William Gurevitch, alias Willy G. Christmas, Tombouctou, c’est l’au-delà, les limbes, paradis ou enfer, qui attendent l’âme de son maître adoré. En ce samedi après-midi, à Baltimore, là où commence le dernier roman de Paul Auster, Willy G. Christmas tousse à s’en arracher les poumons et à fendre le cour de son chien. La fin est proche, Mr Bones le sait, car il comprend tout. Et, désormais, il s’agira d’assurer seul sa survie de chien. De chien pas comme les autres, on l’aura deviné. Doué de la faculté de penser, de raisonner, et de comprendre, à défaut de parler le langage des humains.
Raconter une histoire du point de vue d’un quadrupède, chien, chat ou loup, il n’y a rien là de bien nouveau. Mais quand on a affaire à un écrivain de la trempe de Paul Auster, on se doute bien qu’il ne peut s’agir que d’un exercice de style. Dans ce roman qui ne se démarque du reste de son ouvre que par la singularité de son principal protagoniste, Auster continue de contempler l’Amérique sous tous ses angles. Et ici, c’est au ras du caniveau, qu’il place son regard.

Willy Christmas, dont on saura toute l’histoire grâce à Mr Bones, est un fils d’immigrés juifs polonais installés à Brooklyn. Brillant, il serait sans doute devenu «quelqu’un» s’il ne s’était de manière irréversible bousillé la cervelle, à la fin des années soixante, en absorbant à peu près toutes les substances hallucinogènes existantes. Willy est désormais une sorte de clochard céleste. Un doux schizophrène qui voue un culte au père Noël (il s’est même fait tatouer sa bonne bouille en trois couleurs sur le bras, au grand désespoir de sa Mama-san juive, et c’est en son honneur qu’il a changé son nom). Un beau fou à l’âme d’inventeur, qui s’extasie sur cette trouvaille du siècle qu’est la valise à roulettes, travaille sur la conception d’une salle de concert pour chiens (où une symphonie d’odeurs remplacerait les sons), et souhaite vivre assez longtemps pour voir l’un de ses rêves se matérialiser: un grille-pain en verre transparent. Willy est aussi écrivain. Et s’il s’est rendu à pied jusqu’à Baltimore, Mr
Bones trottinant à ses côtés, c’est dans l’espoir d’y retrouver son ancienne institutrice, Béa Swanson, la seule personne qui ait jamais cru en ses talents d’écrivain. À elle seule, Willy veut remettre l’ouvre de sa vie, qui tient en soixante-quatorze cahiers «entassés dans un casier de la consigne automatique au terminal des bus Greyhound».

Une ouvre qui compte «des poèmes, des récits, des essais, des pages de journal, des épigrammes, des méditations autobiographiques et les dix-huit cents premières lignes d’une épopée-en-cours, Jours vagabonds». C’est aussi à Béa qu’il veut confier Mr Bones, trop jeune, lui, pour mourir. Mais aucun de ses souhaits de condamnés ne se réalisera. Au cours de cette «fable romanesque» imaginée par Paul Auster, nous allons errer, comme Mr Bones, d’un refuge à l’autre, de l’arrière-cour d’un minable restaurant chinois de Baltimore au luxueux jardin d’une proche banlieue cossue, de la table d’opération d’un vétérinaire aux cages d’une pension pour chiens, pour finir aux abords d’une autoroute achalandée, témoins d’une sorte de jeu de roulette russe version canine.

Tombouctou n’est peut-être pas le roman le plus séduisant de Paul Auster, mais ses lecteurs y retrouveront les thèmes qui fascinent l’auteur: l’écriture comme acte de survie, le «caractère inévitable de l’échec», l’errance, le croisement du génie et de la folie. Ceux qui ont lu L’Art de la faim, ce recueil de critiques littéraires écrites par Auster dans les années soixante-dix, retrouveront, dans le personnage de Willy, un peu de Louis Wolfson, auteur du Schizo et les langues, un peu d’Hugo Ball, dadaïste défroqué, un peu d’André du Bouchet, dont l’ouvre poétique «fait figure, à la fin, d’acte de survie». Cette ouvre, Auster la définit en une phrase qui pourrait résumer le destin de Willy. «Partie de rien, et s’achevant sans rien que la vérité de son propre combat».

Tombouctou
de Paul Auster
Traduit de l’américain par Christine Le Bouf
Actes Sud, 1999, 209 p.