Anne Hébert : Démons et merveilles
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Anne Hébert : Démons et merveilles

ANNE HÉBERT est comme les personnages de ses romans: elle se dérobe, vit entourée de mystère, mais choisit soigneusement ses mots pour libérer son imagination, ses démons. À l’occasion de la sortie de son septième roman, Un habit de lumière, la grande créatrice nous fait quelques confidences.

Anne Hébert est l’une des plus grandes plumes de la littérature contemporaine. Sa poésie et ses romans, Kamouraska, le premier, ont fait se déployer l’imagination de milliers de jeunes Québécois, et ont donné des sens à notre littérature trop longtemps soumise à la dictature de la raison.

Écrivain femme mais écrivain d’abord, Hébert a fait naître, comme Marie-Claire Blais, romancière qu’elle admire, des personnages féminins déroutants, complexes, et mystérieux.
Née en 1916, à Sainte-Catherine-de-la-Jacques-Cartier, Anne Hébert a publié son premier recueil de poèmes en 1942 (Les Songes en équilibre), et, depuis, s’est fait connaître pour son théâtre, ses nouvelles (Le Torrent, 1965), et ses romans (des Chambres de bois, 1958, jusqu’à L’Enfant chargé de songes, en passant par Kamouraska, et Les Enfants du sabbat). Elle a remporté de nombreux prix (le Prix des librairies en 1971, pour Kamouraska, le Femina en 1982, pour Les Fous de Bassan, le Gouverneur général, en 1992, pour L’Enfant chargé de songes) et continue de ravir un public qui lui est fidèle.

L’écrivaine habite aujourd’hui une tour du centre-ville de Montréal, sur les flancs du Mont-Royal dont les grands arbres entourent ses fenêtres de sombre feuillage. Elle aime sa solitude, sa tranquillité qu’elle dit avoir choisies depuis sa plus tendre jeunesse. Loin des projecteurs, Anne Hébert a bâti une ouvre dont le récent jalon, Un habit de lumière, confirme encore davantage la place importante qu’elle occupe parmi les écrivains d’ici et d’ailleurs.

Donnant l’image d’une femme sobre, douce, calme, Anne Hébert, la créatrice, est aussi tourmentée, comme le sont beaucoup d’écrivains. Toujours à l’affût de la prochaine histoire, elle dit observer autour d’elle, et tout absorber, «comme une éponge», le meilleur et le pire. Mais, à quatre-vingt-trois ans, cette grande dame a gardé la fraîcheur d’une jeune fille et affiche une clémence apaisante.

Vous êtes revenue vivre ici, après 30 ans passés en France: est-ce que le retour au Québec a changé votre manière d’écrire?
Non, absolument pas, il est trop tard! Si j’étais plus jeune peut-être. Mais maintenant, ma façon d’écrire ne changera plus. Pour le choix des lieux et des personnages, c’est vrai que l’environnement est déterminant. Mais pour la manière d’écrire, non. Ce ne sont pas tant les lieux immédiats qui comptent, que ceux qui sont entrés dans ma tête, que j’ai eu le temps de transformer.

Vous êtes connue comme étant quelqu’un de rétif à tout ce qui a trait à la promotion, aux médias: comment avez-vous réussi à faire une carrière avec cette pression?
Pendant quelques années, j’ai accepté ce jeu que je n’aimais pas trop… Quand j’ai eu le prix Femina [Les Fous de Bassan, 1982], ça a tout bouleversé: quand on reçoit un tel prix, on ne s’appartient plus. Alors j’ai beaucoup voyagé, fait beaucoup de télé, de radio, des lectures publiques, des tables rondes, tout ça. Et je vous avoue que c’était difficile, j’en étais malade. Je trouve que maintenant j’ai droit à la tranquilité.

N’avez-vous jamais eu ces rêves de célébrité, de gloire?
Non! j’ai eu des rêves de liberté, très tôt. Ç’a toujours été le plus important pour moi.
Je n’ai jamais rêvé de célébrité; je vais employer des grands mots, mais honnêtement, je pense qu’on risque d’y perdre son âme. C’était comme un lieu où je ne voulais pas aller.

Que signifie «liberté» pour un écrivain?
C’est écrire selon ses propres critères, faire les choses comme elles vous apparaissent le plus vraies. Évidemment, je n’ai pas besoin de vous dire que ceci a des conséquences: matériellement, ce fut très difficile. Et comme il faut vivre, alors j’ai fait des piges: à l’ONF, où je travaillais à l’écriture de scénarios, à Châtelaine, magazine pour lequel j’écrivais des nouvelles, mais où L’on en a refusé certaines aussi. C’est le risque de la liberté…
En fait, j’étais dans la situation où je pouvais me permettre de vivre cette liberté d’écrivain; si j’avais eu des enfants, par exemple, ç’aurait été différent: on peut s’imposer une vie ascétique à soi-même, mais pas à des enfants.

Avez-vous déjà regretté vos choix?
Jamais. Mais je me suis posé des questions! Sur le plan littéraire, j’entends. Mais j’ai trouvé des éditeurs qui m’ont fait confiance (au Seuil), et ils ont publié Les Chambres de bois, ce qui était un risque car ce n’était pas un roman très «aguichant»… Ils m’ont fait confiance et je leur en suis encore reconnaissante.

Qui étaient vos modèles quand vous avez voulu écrire, petite?
Je ne crois pas avoir pensé à des écrivains comme à des modèles. Il y en avait qui me stimulaient énormément; par exemple, je me retrouvais beaucoup dans la littérature russe. Et je lisais beaucoup les poètes. Mais je ne cherchais pas de modèles. J’ai commencé à écrire très jeune: ce que je préférais à l’école, c’était avoir à faire une rédaction. Et j’aimais raconter des histoires à mes frères et sours: dès que j’ai su écrire, je leur écrivais des histoires. Ça a commencé comme ça.

Avez-vous été encouragée dès vos premiers élans vers l’écriture?
Mon père m’a toujours encouragée, et, pour lui, que je sois une fille ne faisait aucune différence. Il transcrivait mes poèmes et les mettait dans sa poche et, quand quelqu’un venait, il les lisait. Ça me gênait terriblement. (Je n’ai pas changé, je déteste me donner en spectacle.) Mon père était poète et critique littéraire au Canada français, et chroniquait à la radio tous les samedis. J’étais très fière de l’entendre, et c’est par lui que j’ai connu la littérature québécoise, et notamment des femmes poétesses, comme Simone Routhier e d’autres.

Quand j’étais jeune, c’était un petit milieu qui s’intéressait à ce que je faisais. Je n’ai pas trouvé d’éditeur pour Le Tombeau des rois, c’est Roger Lemelin qui l’a publié à ses frais. Puis, Le Torrent, je l’ai publié moi-même à compte d’auteur, avec l’argent d’un prix reçu pour mon premier recueil de poèmes. L’éditeur à qui j’avais envoyé ce premier livre m’avait répondu, de mémoire: «Notre maison est jeune et saine et ne publie pas de tels livres»… Et je ne vous dirai pas qui était cet éditeur! (rires)

L’enfance est présente dans tous vos livres, et ce, depuis vos tout débuts. Que signifie-t-elle pour vous aujourd’hui?
C’est le moment le plus important pour chacun (qu’on soit écrivain ou non d’ailleurs). Après l’enfance, on peut étudier, ce qui nous permet de modifier et d’approfondir des tas de choses que l’on a apprises. Mais ce qui demeure, ce sont les premières impressions qu’on a reçues, enfant.

L’enfance est-elle un thème inépuisable? Est-ce un territoire intact de votre imagination?
Je ne sais pas… Mais je pense que dans chaque personnage d’enfant il y a un peu de nous. Personnellement, j’ai besoin d’aller dans l’enfance, parce que c’est aller dans son subconscient, et que c’est un terreau formidable pour l’écrivain. Il y a des auteurs qui réussissent à écrire des short stories, par exemple, et qui racontent une petite histoire avec à peine quelques mots ou détails du quotidien, ce qui est fabuleux. Moi, je n’y arrive pas! Il faut toujours que j’aille derrière mes personnages, voir ce qui y est caché. Il faut que j’aille voir comment les événements qui leur arrivent sont motivés par tout un passé; et je ne suis pas quelqu’un qui explique les choses dans ses livres. Je préfère «remplir» plutôt qu’«expliquer», et je voudrais que mes personnages soient aussi vivants que des gens que j’aurais devant moi. Or, ces gens, je ne pourrais jamais les expliquer puisque je ne les connais pas en profondeur: alors il faut les sentir vivants.

Quel a été, à vos yeux, le roman le plus marquant de votre carrière?
Disons que le roman qui a suscité le plus de commentaires a été Kamouraska. Et, sur un plan plus personnel, ce livre a marqué un tournant dans ma carrière, parce que j’ai alors commencé à payer de l’impôt! Sur le plan littéraire, ce succès m’a énormément stimulée, mais m’a aussi fait peur: je ne voulais pas me répéter… Remarquez, on pense ça pour chaque livre. Et puis, j’ai été prise dans un tourbillon, absorbée par les médias, justement, notamment à cause du film (de Claude Jutra), et tout a recommencé avec Les Fous de Bassan.

Mais ce que j’ai écrit qui m’a personnellement le plus étonnée, c’est Le Torrent. Je me souviens d’un ami qui m’avait dit: «Je ne vous soupçonnais pas cette violence et cette âpreté.» Je me disais: «Moi, violente? Âpre? Pas possible!» J’avais écrit ça comme une innocente sans me rendre compte de ce que j’écrivais. Ça m’a surprise de savoir que j’avais tout ça en moi… Mais c’est aussi pour ces raisons qu’écrire est très fatigant. L’écrivain et biologiste, Jean Rostand disait, quand il allait voir ses grenouilles, qu’il allait dans son étang aux monstres: eh bien, c’est un peu mon cas. Je suis prise avec mes monstres. Quand je vais écrire, je vais, moi aussi, voir mon étang aux monstres, et je me dis, tiens, il y en a encore?…

Un habit de lumière
d’Anne Hébert

Elle s’appelle Rose-Alba Almevida, elle est concierge, rue Cochin, dans le Ve arrondissement. Elle use sa vie à tenter de joindre les deux bouts, car Pedro, son mari, gagne trop chichement leur pain. Pour se payer les vêtements qu’il ne peut lui offrir, elle coud, le soir tombé, «comme une enragée», un trousseau pour la fille de Mme Guillou, qui habite au-dessus. Et le jour, elle use ses vieilles robes à astiquer des marches aussitôt salopées par des locataires insoucieux. Elle est concierge, Rose-Alba Almevida, rien n’y changera; mais au fond d’elle-même, c’est une princesse espagnole, une beauté faite pour danser toute la nuit, pour être choyée, désirée, aimée tendrement. «C’est pas juste. C’est pas juste», répète-t-elle comme une enfant au cour brisé. Comment, en effet, ne pas avoir le cour en miettes? Elle est tragique et inoubliable, l’histoire de cette Rose-Alba, tout comme l’est celle des quatre autres personnages d’Un habit de lumière. Celle du fils, Miguel, qui a hérité de sa mère le désir «de se perdre dans un tourbillon», mais aussi l’amour des beaux vêtements, du strass, des paillettes, du maquillage, au grand désespoir de son père (qui se vante, les poings serrés, d’être «l’honneur de l’Espagne dans la ville étrangère»), qui voudrait lui faire prendre des cours de karaté et lui enseigner l’art de séduire les femmes. Miguel, lui, revêt en cachette les robes de sa mère, et rêve qu’un jour ses parents l’acceptent tel qu’il est, «maquillé à outrance, avec du violet sur les ongles et de longs cheveux pendants!». Quand Miguel fera la rencontre de Jean-Ephrem de la Tour, danseur étoile au Paradis Perdu, grand fauve cruel qui s’amusera de sa naïveté, quand Pedro découvrira les manigances de sa femme pour se payer des robes et des fourures, quand Rose-Alba trouvera l’endroit où son fils se réfugie, la nuit tombée, et d’où il revient transformé, leur vie à tous se brisera avec fracas.

Les années passent, mais Anne Hébert ne vieillit pas. Il y a, dans ce roman rouge sang, dans cette histoire mêlée de violence et de passion, des beautés d’écriture à couper le souffle, une tension qui vous prend à la gorge, une douleur toujours prête à éclater. Ce roman-là, Anne Hébert l’a écrit avec la fougue de ses vingt ans, celle du Torrent, celle du Tombeau des rois. Éd. du Seuil, 1999, 136 p.

Marie-Claude Fortin