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La nouvelle chaîne Renaud-Bray : Travail à la chaîne

Garneau dans une poche, Champigny dans l’autre, Renaud-Bray se sent maintenant de taille à faire face aux Chapter’s et compagnie. Mais les libraires indépendants, eux, froncent les sourcils. Quels sont les véritables enjeux de cette transaction? Quelles en seront les conséquences? Une chose est sûre: la concentration n’a jamais souri aux petits…

Les réseaux de librairies Renaud-Bray, Garneau et Champigny ne font plus qu’un, les deux premiers ayant fusionné et acheté le troisième. À en juger par les échos dans les médias, le regroupement n’a pas plu à tous. «Je ne comprends pas tout ce ramdam, alors que nous reprenons simplement des librairies qui existent déjà. C’est business as usual!», proteste Pierre Renaud, président des librairies Renaud-Bray, devant cette levée de boucliers. Mais, pour plusieurs acteurs du milieu du livre, ce n’est pas business as usual. C’est un mastodonte de 23 succursales et 57 millions de dollars de chiffre d’affaires qui met la patte sur environ 20 % du marché du livre francophone au Québec.
La nouvelle n’a cependant surpris personne. «Déjà, à l’époque des difficultés financières de Renaud-Bray, qui s’était mis sous la protection de la loi sur la faillite en 1996, il y avait eu des pourparlers en vue d’une fusion des trois réseaux», se rappelle le président des éditions de la courte échelle, Bertrand Gauthier. Finalement, Renaud-Bray est reparti seul grâce à un investissement de 1,7 million de dollars du Fonds de solidarité des travailleurs de la FTQ, qui a ainsi acquis 49 % des actions de l’entreprise. Les créanciers ont accepté un remboursement de 0,30 $ pour chaque dollar de dette.
Ironiquement, ce pacte a porté un dur coup à Champigny. «Suite à cette entente, les distributeurs ont serré la vis à Champigny sur le plan du crédit. Ils ne voulaient pas avoir un deuxième Renaud-Bray sur les bras», explique Bertrand Gauthier. Du jour au lendemain, Champigny s’est vu obligé de rembourser une bonne part de son crédit auprès de plusieurs distributeurs, et a dû faire fondre son inventaire.
Ainsi fragilisé, ce réseau devenait une proie facile pour les chaînes concurrentes. Certains affirment d’ailleurs que la récente transaction a été précipitée devant l’intérêt qu’y portaient les librairies Chapter’s. «Le plan de Chapter’s était d’acquérir ces librairies et de constituer au Québec un réseau francophone qui aurait conservé la bannière Champigny», confirme Guy Saint-Jean, président des éditions du même nom. Chez Champigny, on affirme toutefois qu’il n’y a eu aucune offre d’achat formelle.
La vulnérabilité des trois réseaux face à l’expansion de grands groupes comme Chapter’s ou Indigo serait d’ailleurs l’une des raisons qui auraient poussé la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) à favoriser cette fusion. Elle y a investi 1,5 million de dollars, dont 610 000 $ en prêt remboursable à échéances et taux fixes; et le reste en actions avec droit de vote, ce qui lui donne une participation de 9% dans l’entreprise. «Il nous semblait important, dans le contexte du développement annoncé des grandes surfaces, de consolider un réseau de propriété québécoise», explique le président, Pierre Lampron.

La SODEC dans la concurrence?
L’objectif est louable, mais les libraires ont de la difficulté à avaler le fait que la SODEC soit désormais actionnaire de l’un de leurs concurrents. «Cette institution gouvernementale ne peut prétendre aider l’ensemble des librairies et, en même temps, être partie prenante d’une mégachaîne. C’est un conflit d’intérêts pur et simple», s’indigne le copropriétaire de la librairie Olivieri, Yvon Lachance.

C’est d’ailleurs la première fois que la SODEC achète des actions au sein d’une librairie. «Il nous paraissait préférable d’injecter une partie de l’argent sous forme d’investissement plutôt que de prêt, afin d’éviter l’alourdissement de la dette de l’entreprise constituée», justifie Pierre Lampron.

Mais l’organisme gouvernemental n’entend pas rester dans cette situation inconfortable. «J’ai décidé de nommer, pour nous représenter au conseil d’administration de l’entreprise, une personne de l’extérieur qui ne sera même pas du milieu du livre. Et si le fait d’exercer un droit de vote continue d’agacer l’Association des libraires, nous y renoncerons!», annonce Pierre Lampron.

Mais cette participation au conseil d’administration de la nouvelle chaîne pourrait aussi être un atout. «La SODEC se doit d’aider tout le réseau des librairies. Si elle estime que tel projet de Renaud-Bray serait néfaste à l’ensemble du milieu, elle pourra se faire entendre plus facilement en tant qu’actionnaire», souligne le président de Diffusion Dimédia et directeur général des Éditions du Boréal, Pascal Assathiany.

Les libraires ne se réjouissent pas pour autant. Plusieurs voient d’un mauvais oil ce 1,5 million de dollars leur filer sous le nez et atterrir en entier dans une même poche déjà bien garnie. «Ce qu’ils donnent à Renaud-Bray, ils ne le donnent pas aux autres, déplore la propriétaire de la Librairie du square, Françoise Careil. Pourquoi ne l’ont-ils pas réparti entre tous?» Encore une fois, la SODEC se défend. «L’argent que nous avons placé là ne nous manque pas pour faire d’autres prêts!, réplique Pierre Lampron. Il y a autant d’argent disponible que de capacité de développement.»

La marge rétrécit
Au-delà de leur frustration face au geste de la SODEC, les libraires s’inquiètent pour leur propre existence. «Ils vivent en moyenne avec une mince marge bénéficiaire moyenne de 0,8 % au Québec, et encore moins à Montréal, affirme le président de l’Association des libraires, Robert Leroux. Il n’en manque pas beaucoup pour les mettre en péril.»

Les libraires indépendants retiennent donc leur souffle. Ils se savent incapables de survivre à une guerre de prix. «Mais puisque nous disons à tout le monde que nous n’en ferons pas!», s’impatiente Pierre Renaud. Comme plusieurs, Yvon Lachance reste sceptique. «Je ne veux pas dépendre de sa bonne volonté. Nous devons créer des structures qui seraient les mêmes pour tous, comme le prix unique, par exemple. Parce que Pierre Renaud peut bien affirmer cela maintenant, il ne sera peut-être plus à la tête de la compagnie dans cinq ans. Et alors, qui nous promet que le prochain aura la même idée?»

D’autres craignent de voir la nouvelle chaîne faire jouer son poids auprès des distributeurs pour obtenir des remises supplémentaires, c’est-à-dire un escompte plus élevé lors de l’achat des livres. Règle générale, tous les libraires achètent les livres au même prix, bénéficiant d’une remise s’élevant à 40 % du prix de vente, peu importe le volume. Mais le groupe Renaud-Bray aurait tenté d’obtenir davantage auprès de certains d’entre eux. «Avant que la fusion ne soit faite de façon officielle, nous avons eu une demande de remise addtionnelle selon le chiffre d’affaires, témoigne un distributeur. Mais nous ne sommes pas très chauds à cette idée. En 1996, nous avons essuyé une ardoise assez lourde, et on nous demande de donner encore» Si effectivement les grands distributeurs ne risquent pas d’accepter, les petits, eux, ne seront peut-être pas en mesure de refuser. «J’espère que la demande ne viendra tout simplement pas, lance Antoine Del Busso, éditeur chez Fides, qui distribue ses propres livres. Si, par exemple, on nous fait une offre pour 1000 ou 2000 exemplaires d’un livre auquel nous tenons en demandant une remise additionnelle, ce sera une décision difficile.»

La tyrannie des best-sellers
Le milieu de l’édition se penche aussi sur cette fusion avec un sentiment mitigé. «Évidemment, je prèfère cette solution plutôt que trois réseaux faibles qui risqueraient de faire chanceler l’ensemble du marché, admet Antoine Del Busso. Mais il y a une forte pression de rentabilité rapide sur cette nouvelle chaîne. On peut donc craindre qu’ils se rabattent sur des choses faciles, comme les best-sellers, en laissant de côté les livres plus difficiles.»

De plus, nombreux sont ceux qui évoquent la situation au Canada anglais, où la décision de Chapter’s, qui contrôle 50 % du marché, de prendre ou non un livre influence parfois la publication. «Évidemment, si Renaud-Bray refuse d’acheter un livre, ça aura un impact. Mais les risques à court terme sont minimes. Nous avons là de bons libraires, croit Pascal Assathiany, qui souligne qu’avec 20 % du marché, Renaud-Bray n’a pas le même poids que Chapter’s au Canada anglais. Toutefois, qui sait ce qui se passera dans trois ans, s’il y a une restructuration?»

Et puis la rentabilité de la grande chaîne n’est pas assurée, au contraire. Par le passé, ce modèle n’a pas fait ses preuves. Dans les années 80, l’important réseau Dussault-Garneau, au bord de la faillite, avait dû être démantelé et vendu par morceaux, avec l’aide du gouvernement. Puis, peu à peu, la chaîne Garneau originale s’est pratiquement reconstituée. «Et comme, à nouveau, les grands réseaux vont mal, le gouvernement est encore intervenu, pour faire plus gros cette fois, note Robert Leroux. Mais si Renaud-Bray connaît des difficultés, ou bien n’importe qui pourra l’acheter pour pas grand-chose, ou bien le gouvernement devra y remettre de l’argent, parce qu’il entraînerait trop de distributeurs et d’éditeurs dans sa faillite. Et là, ce sera une concurrence déloyale. Moi, si ma librairie ferme, le gouvernement sera désolé. Si Renaud-Bray a des problèmes, il y aura de l’argent pour l’aider.»