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Les Masques du hérosJuan Manuel de Prada : La plaisanterie

Un jeune écrivain fait trembler l’Espagne littéraire par son ton accusateur, son sens de la parodie et sa très grande érudition. Voici le premier roman traduit en français de JUAN MANUEL DE PRADA.

Avec Les Masques du héros, son premier roman traduit en français, le romancier espagnol Juan Manuel de Prada fait une entrée, disons-le d’emblée, fracassante. Déjà connu en Espagne (de Prada a remporté le prix Planeta en 1997 pour son premier roman, La Tempête), l’écrivain de vingt-huit ans révèle cette fois toute l’étendue de ses prétentions littéraires.

En s’attaquant, dans Les Masques du héros, à toute une génération d’écrivains, de penseurs et d’artistes espagnols devenus célèbres, en réhabilitant les plus provocateurs parmi les oubliés, de Prada nous dévoile son diabolique talent de conteur. Même si on peut lui reprocher de faire usage de recours stylistiques faciles, et d’abuser d’artifices pour choquer ses lecteurs, de Prada semble toujours trouver le moyen de donner une illusion de profondeur à ses frivolités de jeune écrivain hors-norme. S’il y réussit, c’est grâce à la mise en scène d’un panel de personnages politiques et artistiques (en annexe du roman se trouvent des notices biographiques de quatre-vingts personnalités espagnoles) et à de rigoureuses références à la littérature de son pays natal.

Détruire le mythe
S’inspirant de la longue tradition picaresque espagnole, où l’on se sert des péripéties de mésadaptés pour illustrer une critique sociale, Juan Manuel de Prada articule son histoire autour de la lutte épique et sans merci que se livrent les deux protagonistes pour atteindre à la gloire et à la renommée littéraire. Tous les moyens sont bons pour Fernando Navales, secrétaire du Teatro de la Comedia, personnage fictif et narrateur du roman, pour écraser son adversaire, Pedro Luis de Galvez, poète de la bohème et célèbre provocateur qui usa des formes les plus viles pour se vautrer dans la misère et se consacrer à la poésie. Du plagiat à la délation, des draps encore humides, théâtre de leurs affreux jeux de séduction pour conquérir la femme de l’autre, leur combat fera éclater les bombes, résonner les pistolets, et inspirera au poète les alexandrins les plus noirs.

«L’histoire de la littérature n’est guère qu’infamies et paradoxes», écrit, pour s’expliquer, l’auteur du roman, Juan Manuel de Prada. C’est qu’on ne sort pas indemne de la lecture de ce récit. Scabreux, jouissif, parfois aussi répugnant qu’un chancre syphilitique et parfois rigolo comme une partie de fesses ludique, Les Masques du héros se présente avant tout comme une incursion érudite dans les immondices du monde littéraire et politique d’une Espagne décadente.

Son roman se déroule ainsi dans les bas-fonds de Madrid, parmi les déchets de ses ruelles infectes, et il montre comment la bohème littéraire madrilène s’est soulevée en guise de provocation. Au début du siècle, être écrivain de la bohème espagnole par l’adoption d’un mode de vie à l’image de celui des voyous et des mendiants, plus qu’un exercice de style, était considéré comme un geste politique, en porte-à-faux avec la vie mondaine pratiquée dans les cénacles de la littérature bourgeoise. Les bordels, les cercles enflammés des anarchistes ou des fascistes romantiques, les bureaux miteux de magazines littéraires voués à l’échec, les arrière-cours des suicidés: voilà autant de lieux peu recommandables fréquentés par cette intelligentsia espagnole d’avant-guerre.

L’histoire revisitée
Dans ce contexte, une centaine de personnages secondaires se révèlent à nous sous un nouvel éclairage. Par exemple, le cinéaste Luis Buñuel séduit les pédés dans un bar pour les attirer dans un guet-apens: devant les urinoirs à la sortie des bistrots, il s’amuse à leur casser la figure avec l’aide d’un grand nègre champion de boxe; pendant ce temps, Dali et Garcia Lorca enflamment leurs pets grâce à leur invention: le pédimètre; Borges est entraîné dans un bordel par ses compagnons et fond en larmes lorsqu’on le force à coucher avec une pute; le poète Galvez promène un fotus mort-né dans une boîte de carton dans tous les bars de Madrid pour demander l’aumône et, tenaillé par la faim, n’hésite pas à prostituer sa femme.

Mais cette bohème sera entraînée inexorablement hors des bordels et des envolées lyriques pour s’enfoncer sur le terrain de la guerre, là où leurs idées devront être défendues par la rhétorique des armes. Dans les derniers chapitres de cette lutte macabre entre les deux personnages principaux, Navales dirigera le bras armé de la Phalange espagnole, une organisation fasciste. Quant à Galvez, il s’improvisera membre de la Fédération anarchiste ibérique (FAI), dévalisera des banques et prendra plaisir à semer la terreur parmi les bourgeois et les écrivains mondains et, alors qu’il fait de Navales son prisonnier, il décide, dans un retournement de situation, de lui pardonner. Ce qui fait dire à Navales, le narrateur: «Je ne connaissais pas (_) la psychologie compliquée de Galvez, marquée au fer de la démesure, toujours en équilibre fragile entre l’infamie et l’héroïsme, la dégradation de la vengeance et la magnanimité du pardon. Peut-être tout héros a-t-il besoin de masques et de fards, de déguisements et de feintes, pour survivre dans le monde des hommes grossiers et sans relief.»

Le mérite de ce roman, c’est justement de réussir à démasquer les personnages qui ont façonné un demi-siècle de culture espagnole. Une lecture désormais incontournable pour comprendre le choc des idéologies qui a précédé la guerre civile espagnole.

Les Masques du héros
de Juan Manuel de Prada
Éd. du Seuil,
1999, 585 pages