OutremondeDon de Lillo : L’Amérique l’inquiète
Don DeLillo est l’un des écrivains états-uniens contemporains parmi les plus importants, qu’il ne faut peut-être pas découvrir avec Outremonde, son plus récent roman de 895 pages bien tassées. Car DeLillo ne fait jamais dans la facilité, et lorsqu’un de ses ouvrages n’est pas parfaitement réussi, les lecteurs en rament un sapré coup!
Outremonde commence en décrivant la célèbre dernière partie des Séries mondiales de base-ball de 1951, opposant les Giants de New York aux Dodgers de Brooklyn. Le match se terminera dramatiquement, par un coup de circuit à la toute fin de la neuvième manche, et c’est un gamin noir qui s’emparera de la balle. Parmi les milliers de spectateurs, on découvre J. Edgar Hoover, le chef du F.B.I., en compagnie de Frank Sinatra et de Jackie Gleason; au cours de la partie, un des agents de Hoover lui apprend que les Soviétiques viennent de procéder à un essai nucléaire: c’est le début de la Guerre froide.
La suite du roman ne cessera de faire écho à ces premières pages en sautant, chapitre après chapitre, d’un personnage et d’une époque à l’autre. On commence par découvrir une artiste vieillissante qui, dans les années 90, entreprend de peindre des carcasses de B-52 (les bombardiers atomiques de la Guerre froide) qui rouillent dans le désert.
On découvre ensuite que, dans les années 50, cette femme a fait partie des invités d’un bal huppé parmi lesquels on retrouve J. Edgar Hoover. Dans les années 60, elle aura une aventure avec un jeune homme qui, dans les années 80, fera carrière dans la gestion des déchets dangereux, particulièrement les déchets radioactifs. Ce dernier travaille le plus souvent dans la région de Los Angeles, devenue la ville d’attache des Dodgers après qu’ils eurent quitté Brooklyn. Un de ses compagnons de travail est un passionné de baseball qui parvient à mettre la main sur ce qui semble bien être l’authentique balle perdue du match de 1951, cela grâce à un vieux collectionneur qui passe son temps à regarder, à la télévision, les reprises de The Honeymooners, mettant en vedette Jackie Gleason. Et ainsi de suite…
À la manière d’une symphonie, Outremonde est un roman tout en contrepoint, dans l’acception la plus musicale du mot. Par un complexe entrecroisement de personnages et d’époques, DeLillo raconte la Guerre froide: une guerre «blanche», à vide, parfaitement virtuelle, qui a occupé tous les esprits pendant des décennies, et qui a produit des masses de déchets de toutes sortes: des ogives nucléaires, des avions rouillés, des tonnes de dossiers de renseignements accumulés par le F.B.I., etc., dont on ne sait plus trop que faire. Le livre se termine de nos jours, en Russie, où une entreprise récupère les vieilles bombes atomiques soviétiques et américaines fabriquées au temps de la Guerre froide afin de s’en servir pour pulvériser… les ogives nucléaires devenues inutiles avec la fin de la Guerre froide! Cette époque n’aura donc servi qu’à produire des déchets tout juste bons à détruire d’autres déchets, ce qui produira encore des déchets…
Pour le dire en évoquant le titre de ce qui demeure sans doute le meilleur de ses livres, Don DeLillo est le romancier du Bruit de fond de la société contemporaine. Ou comme l’exprime plus précisément le titre anglais du bouquin, du White Noise: de ce genre de bruit «blanc», mis au point par de savants ingénieurs, qui enterre les sons ambiants en créant une impression de silence. D’un livre à l’autre, DeLillo nous démontre que nous vivons dans un vacarme assourdissant d’images et d’informations qui fait en sorte qu’on n’entend plus trop rien de ce qui importe vraiment: que notre société fonctionne à vide, ne cesse de tourner en rond.
Le problème avec Outremonde vient du fait qu’on a besoin de près de 200 pages avant de commencer à comprendre la logique de la narration, et qu’on en perd aisément le fil dans les méandres des 600 et quelques pages qui restent. Et à la lourdeur bien concrète de cet amoncellement de papier, s’ajoute celle de la traduction de Marianne Véron et Isabelle Reinharez: il faudra bien un jour interdire aux traducteurs français de s’aventurer sur le terrain du base-ball; ils ne comprennent rien au jeu, et il est pour le moins désolant de les voir «translater» les mots first base par «première base», bat par «batte», short-stop par… «short-stop», etc.
Outremonde
de Don DeLillo
Éd. Actes Sud, 1999, 895 p.