Georges Anglade : Les Blancs de mémoire
GEORGES ANGLADE a choisi de parler de la société haïtienne à travers un recueil de «¬odyans». Quand l’art du récit devient politique…
Quina, Haïti. Une «bande côtière qui ourle en demi-cercle une baie adossée aux mornes Maracoif.» Un «croissant de lune au pied marin», un «pays de crabes surplombé de gradins couverts de haricots rouges». C’est dans ce paradis perdu, ce décor d’enfance arc-en-ciel, que s’ouvre Les Blancs de mémoire, première ouvre littéraire de Georges Anglade. Pour se terminer un peu plus de 200 pages plus tard, à Notre-Dame-de-Grâce, appelée ici «Nédgé», dans une grande fête endiablée, une nuit, rue Sherbrooke Ouest.
Entre Quina et Nédgé, on aura rencontré des dizaines de personnages inoubliables – une «mademoiselle» à la dignité infroissable (Épitaphe pour une mademoiselle), une grand-maman haïtienne créant tout un émoi dans un aéroport (Grann-Nanna) -; on aura senti les premiers battements de cour d’un enfant qui avance sur la pointe des pieds dans l’adolescence (Les Chasseurs de sortilèges); partagé les frayeurs d’un petit bercé par les croyances vaudou (Le Loup-garou de la ville voisine); goûté au désarroi de jeunes adultes écrasés par une dictature qui condamne la parole (La Bande dessinée); assisté à des enterrements animés où les rumeurs les plus folles vont bon train (L’Homme qui parlait trop); été témoin de l’arrivée d’un jeune Haïtien fraîchement débarqué à Nédgé (Vies de chien), entre tant d’autres choses.
Contes publics
Les Blancs de mémoire, c’est une vision d’Haïti, de l’enfance haïtienne, de l’exil haïtien. Ni roman, ni recueil de nouvelles, ni ouvre de poésie. C’est un livre que l’auteur, un Haïtien établi à Montréal depuis trente ans, professeur de géographie à l’UQAM, à qui l’on doit de très sérieux essais, présente avec une joyeuse exhubérance comme une suite de miniatures
écrites en s’inspirant de l’art de la lodyans. Il s’agit de l’art du récit bref issu de la tradition orale haïtienne, «un genre aussi profondément lié à la culture haïtienne, explique Georges Anglade, que le créole et la vaudou». «Tirer des lodyans, écrit-il en introduction à son livre, c’est raconter des histoires lorsqu’une assistance s’y prête et qu’un conteur se lance, le
tireur de lodyans.»
À Haïti, le soir surtout, lors de réunions familiales ou amicales, pendant les veillées funèbres, les tireurs de lodyans se mesuraient devant un public averti. Il fallait tenir son audience en haleine, la surprendre, et la faire rire. «Les lodyans continuent
d’emprunter, du premier mot au dernier, tous les raccourcis possibles pour hâter l’histoire vers sa chute – car on ne musarde pas en route dans une lodyans – , et chaque histoire est aiguisée comme une lame susceptible de couper effectivement», explique Anglade.
Cet art de la lodyans, Georges Anglade a voulu le faire passer de l’oral à l’écrit. Les trente-quatre lodyans qui composent son recueil sont autant de petites histoires écrites avec une admirable économie de mots, racontées dans une langue bien vivante, colorée, et savoureuse comme un fruit mûr, par un narrateur très présent, un narrateur qui ne se gêne pas pour nous interpeller, à l’occasion, histoire de nous tenir en éveil.
Pour Anglade, la lodyans était la forme fictionnelle idéale pour parler de la société haïtienne. «J’avais besoin de dire cette société, et de me dire, moi, profondément montréalais, profondément haïtien, et profondément américain». Dire ce que c’est que d’être haïtien à Montréal, et surtout, parler de ce rire haïtien («car il y a un rire haïtien!»), qui a toujours été, pour l’auteur, une magnifique énigme. «Devant tout ce qui arrive, même devant la mort, les Haïtiens rient! J’ai vu des gens en prison sortir d’un interrogatoire presque en rigolant. Sur les plantations d’esclaves, ces Noirs travaillaient en chantant et en riant. Pourquoi rient-ils dans une misère aussi grande? Toute la sociologie est passée sur ce phénomène sans le comprendre. Or pour moi, ce rire-là, c’est la lodyans. L’art de trouver l’angle, de regarder une situation, de percevoir, immédiatement, ce qui décroche, et ce qui, quand on la racontera, va nous permettre de le faire avec un humour absolument festif. Des tireurs de lodyans, il y en a partout. Des chauffeurs de taxi exhubérants, qui vous racontent des histoires, des Dany Laferrière, drôles et flamboyants, je peux vous en trouver des tas! Dans la communauté haïtienne, vous tapez sur un pylone électrique et il en tombe 10,000!»
Dans chacune des lodyans qui composent l’ouvrage de Georges Anglade, il y a toujours, même au cour des situations les plus dramatiques, un moment où ce rire se fait entendre. «La vie en Haïti n’a jamais été rose, et ne l’est toujours pas. Après sept générations d’indépendance, on a toujours la même répartition catastrophique du coût économique et social. On s’est sorti de l’esclavage, mais pas de l’étau de l’esclavage. Aucun de nos modes théoriques ou politiques ne peut permettre l’échappée vers l’espérance. Seule la lodyans a ce pouvoir. C’est l’âme haïtienne. C’est le rire haïtien. Et c’est le seul outil qu’on a pour critiquer le réel.»
Les Blancs de mémoire
de Georges Anglade
Éd. Boréal, 1999, 214 pages