Ian McEwan : Délire d’amour
L’écrivain britannique IAN Mc EWAN commence enfin à être reconnu à sa juste valeur. Traduit en français, Délire d’amour tient à la fois du thriller et du roman psychologique. Envoûtant.
Avec près d’une dizaine d’ouvres depuis 1976 et quelques illustres récompenses en poche, Ian McEwan s’impose comme l’un des écrivains majeurs de l’Angleterre contemporaine. En 1993, il a reçu le prix Femina étranger pour L’Enfant volé. Son nouvel opus, Amsterdam – un petit bijou de satire cynique, pas encore traduit -, vient d’être couronné par le prestigieux Booker Prize. Avant ce dernier bouquin, en 1997, l’écrivain britannique a publié Délire d’amour (Enduring Love, traduit de l’anglais par Suzanne Mayoux), une étonnante plongée dans les affres de l’obsession, signée par un auteur mûr (il a 50 ans) et manifestement en pleine possession de ses moyens.
Au commencement de tous les romans susnommés, il y a une catastrophe, un accident imprévisible, une mort, une disparition. Une anomalie qui vient chambouler l’ordonnance de la vie des protagonistes. L’événement au point de départ de Délire d’amour est aussi tragique qu’improbable, marqué au coin de cet absurde qui fait parfois partie, comme une donnée inévitable, de la trame romanesque.
Partis en pique-nique, Joe et Clarissa voient leurs retrouvailles d’amoureux perturbées par les soubresauts d’un aérostat que son propriétaire n’arrive plus à maîtriser et où est recroquevillé un enfant paniqué. Joe accourt avec d’autres passants pour retenir l’instable montgolfière, qu’un coup de vent menace d’emporter vers un précipice. Devant le danger, tous finissent par lâcher la corde, sauf un, qui paiera de sa vie sa persistance.
À un sentiment diffus de culpabilité s’ajoute pour Joe un trouble supplémentaire: l’un des acteurs du drame se prend pour lui, au premier regard, d’un amour obsessionnel qu’il affirme réciproque, et que les dénégations de Joe ne font qu’alimenter. Bientôt, il se poste devant chez lui, lui expédie de brûlantes missives où un amour désincarné se mêle à un mysticisme prosélytique. Se proclamant l’instrument de Dieu, Jed entend par son amour délivrer Joe de «sa petite cage rationnelle», le sauver de son athéisme militant, répandu dans les livres et les articles scientifiques qu’il écrit depuis des années.
Au délire religieux de Jed, le protagoniste et narrateur oppose une recherche rationnelle sur son trouble mental (le syndrome de Clérambault, découvre-t-il), un discours précis, jalonné de considérations évolutionnistes, qui emprunte tous les atours de la science et de la raison, mais qui n’en révèle pas moins sa propre obsession par rapport à son tourmenteur. Joe cherche à prévoir, à calculer le comportement de l’autre, et sera lui-même entraîné à poser des actes qui sortent de son ordinaire. Si bien que Clarissa en vient à douter de la réalité de ce persécuteur qui se dissimule soigneusement à son approche: et si l’homme de sa vie déraillait?
McEwan cultive savamment, brillamment, une subtile ambiguïté jusqu’à tard dans le récit, parvenant à faire partager peu à peu cette incertitude par le lecteur, alors même qu’on entre dans le discours parfaitement logique du narrateur.
Au confluent du drame et de l’humour, du thriller et de la pénétrante analyse psychologique, le roman s’intéresse avant tout à l’impact qu’aura cet intrus sur le couple: le soupçon qui s’insinue entre eux suffit à briser ce bonheur tranquille qui coulait auparavant comme une évidence, à leur faire perdre leur vocabulaire amoureux familier. C’est donc aussi à une fine étude de l’amour que se livre l’auteur, dont la passion pathologique de Jed Parry apparaît la manifestation la plus outrée, «miroir sombre, déformant», parodique des sentiments unissant un couple sain.
Délire d’amour dépeint un univers où l’imprévisible fait loi. Une discussion des plus civilisées sur Keats et Wordsworth côtoie l’horreur; une angoissante expédition pour acheter une arme dérive dans le quasi-burlesque…
Avec un art consommé du récit, du détail, une finesse et une richesse d’écriture, Ian McEwan signe un roman passionnant sur les dérapages, ces déstabilisantes embardées du familier dans l’inconnu. Brillant.
Délire d’amour
d’Ian McEwan
Éd. Gallimard, 1999, 323 p.