Stupeur et Tremblements : Les malheurs d'Amélie
Livres

Stupeur et Tremblements : Les malheurs d’Amélie

La jeune romancière qu’on adore (ou qu’on adore détester) publie un huitième livre, Stupeur et Tremblements, un roman à la fois solennel et comique contre l’esprit d’entreprise à la japonaise. Délicieux.

Sacrée Amélie Nothomb. Tout paraît facile pour la jeune auteure à l’insolent succès. Sa source romanesque semble inépuisable. Chaque année depuis 1992, aussi inéluctable que l’automne, tombe un autre de ses romans fantaisistes, basés sur une idée forte, dont elle a le secret. Disons d’emblée pour les fans que la cuvée 1999, Stupeur et Tremblements, une satire désopilante du fonctionnement d’une entreprise japonaise, est un très bon cru.

Présenté sous un jour autobiographique (la narratrice, une jeune Belge prénommée Amélie qui a vécu sa jeunesse en Chine et au Japon, amorce, à la fin du récit, l’écriture d’un manuscrit intitulé Hygiène de l’assassin…), le roman raconte les tribulations ahurissantes d’une jeune femme occidentale pendant l’année (1990) où elle fut à l’emploi d’une grosse compagnie nippone. Forte de sa maîtrise impeccable de la langue, la narratrice tente naïvement de se rendre utile. Mais voilà, elle commence bien sûr au bas de l’échelle, et les rares tâches qu’on daigne lui confier frôlent l’inutile, sinon l’absurde. Les quelques fois où elle fait montre de ses capacités, Amélie déclenche des tempêtes, car elle se trouve ainsi à empiéter sur le travail d’un autre, usurpation impardonnable dans la si rigide hiérarchie de l’entreprise japonaise.

Rapidement mutée à la comptabilité, Amélie y vit un véritable cauchemar (un épisode du plus haut comique pour le lecteur), se révélant souffrir d’une totale incompatibilité avec les chiffres. De gaffes en faux pas, la jeune femme de 22 ans s’enfonce de plus en plus bas dans la hiérarchie, jusqu’à l’inimaginable… Une chute, d’autant plus vertigineuse pour celle qui, petite, ambitionnait de «devenir Dieu», racontée d’une plume alerte et avec une jouissante autodérision.

Les références religieuses ne sont pas gratuites pour décrire cette structure pyramidale, où un président, aussi bon et presque aussi inaccessible que Dieu, a délégué ses pouvoirs à un obèse démoniaque qui fait régner sur son petit monde une loi tyrannique, et où la soumission à l’autorité est un commandement indiscutable pour les employés. Bienvenue au royaume du mépris, de l’humiliation et de l’abus de pouvoir.

Le roman s’attache surtout aux relations d’Amélie avec sa supérieure, la magnifique mademoiselle Mori, seule femme cadre de toute la compagnie, qui fait d’autant plus pâtir son employée qu’elle-même a beaucoup souffert avant d’obtenir son poste. Des rapports faits d’admiration d’un côté (Amélie ne se lasse pas de contempler le parfait visage de Fubuki), et de suspicion, d’un soupçon de xénophobie, de rivalité et de représailles de l’autre. Des relations minées, surtout, par un malentendu culturel que toute la bonne volonté d’«Amélie-San» ne parviendra jamais à combler.

Avec un mélange d’affection, d’admiration et d’ironie, la romancière ne se gêne pas pour critiquer l’entreprise japonaise, et, partant, la société dont elle est le véritable coeur. À coups de situations absurdes, c’est tout le système qui est attaqué dans ce roman coiffé d’un titre à la Jane Austen – et qui vise d’ailleurs une société aussi codifiée que l’Angleterre de l’époque, avec laquelle elle partage un sens exacerbé de l’honneur, des convenances et de la hiérarchie…

Là où certaines oeuvres de Nothomb paraissaient surtout des exercices ludo-intellectuels, des jeux verbaux et cérébraux, où les personnages s’échangeaient de brillants aphorismes, Stupeur et Tremblements laisse voir, sous la caricature, le drame de ces «esclaves-bourreaux», prisonniers d’un système qui écrase et humilie les individus, sans égard à leur valeur intrinsèque. Celui de l’irréprochable Fubuki, au premier chef. Le petit catéchisme de la parfaite Japonaise, qu’il faut admirer «parce qu’elle ne se suicide pas», est aussi terrible que drôle, avec ses innombrables diktats qui détruisent tout espoir en elle. «Car, en fin de compte, ce qui est asséné à la Nippone, à travers ces dogmes incongrus, c’est qu’il ne faut rien espérer de beau.»

Certes, jonglant avec les stéréotypes, Amélie Nothomb ne nous apprend pas grand-chose que l’on ne sache déjà sur la tyrannie qu’exerce l’Entreprise sur les pauvres sujets du pays du Soleil-Levant. Mais elle le fait avec une verve irrésistible, un imparable don de conteuse, un bonheur de l’expression toujours bien choisie, des traits légers mais mordants, qui font de ce roman un bonbon aussi savoureux qu’acidulé.

En librairie le 7 septembre

Stupeur et Tremblements
d’Amélie Nothomb
Éd. Albin Michel, 1999, 175 p.