L'Homme au complet / L'Homme des silences : Mon père, ce héros
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L’Homme au complet / L’Homme des silences : Mon père, ce héros

Au pays de Guy Corneau et de tous ces pères manquants, qu’en est-il du thème de la paternité dans la littérature actuelle? Les auteures CHRISTIANE DUCHESNE et AUDE, dans leurs tout nouveaux romans, mettent en scène des pères retrouvés grâce au pouvoir de la fiction.

Quête métaphysique, retour en force de l’imagination, thèmes de la paternité et de la filiation: voilà qui caractérise plusieurs romans à paraître cet automne au Québec. Deux livres traduisent bien ce qui nous attend pour cette rentrée 1999; le premier, L’Homme au complet, est signé par Aude (alias Claudette Charbonneau-Tissot) et l’autre, L’Homme des silences, par Christiane Duchesne.

Deux auteures qui récoltent les récompenses: la première vient de remporter le Prix des lectrices Elle-Québec 1999 (pour L’Enfant migrateur), et gagnait, il y a deux ans, le Prix du Gouverneur général (pour Cet imperceptible mouvement); la seconde connaît le succès depuis longtemps, puisqu’elle a également reçu plusieurs prix prestigieux dont celui du Gouverneur général pour ses romans jeunesse et son travail dans le domaine depuis une vingtaine d’années.

Tout conte fait
Christiane Duchesne publie avec L’Homme des silences son second roman destiné à un public dit adulte (après Anna, les cahiers noirs, publié chez Québec/Amérique, en 1996). Ce récit poétique commence par faire entendre la voix d’un père disparu en mer, et qui revient hanter tout doucement la vie de sa fille, Marie, qu’il adore et qu’il a quittée alors qu’elle était bébé.
Émergeant avec le brouillard par-dessus les mers, il murmure paroles et conseils à Marie, qui traverse l’adolescence. La petite accompagne aussi le destin de Michel Collet, un jeune homme trouvé au chevet de sa mère morte, et qui, à vingt-quatre ans, ne parle toujours pas. L’Homme au complet, d’Aude, met en scène Simon, un cadre qui fait dans l’import-export, et travaille à Tokyo depuis deux ans. Il correspond par courrier électronique avec Chloé, femme énigmatique qu’il a aimée et qui vit à Montréal. Un jour, ce ne sont plus des mots d’amour qu’il reçoit, mais un récit, Sous scellés, écrit, pense-t-on, à son intention. Ces deux histoires parallèles racontent tantôt le «présent» de Simon (sa relation avec Chloé, sa vie au Japon), tantôt l’existence de son père, Gérard, passée à Montréal, pendant la Deuxième Guerre. Le premier récit, plutôt psychologique, présente un homme confus, dépressif, qui n’arrive à fuir ni ses malheurs ni son passé. Sous scellés, plus intéressant, raconte la vie fascinante d’un père débrouillard, ambitieux, mais terriblement secret. Le père et le fils n’auront jamais vraiment communiqué, et c’est ce silence qui est au coeur du roman d’Aude.

L’invention de soi
Bien que différents de facture, ces ouvrages se rejoignent sur deux points: ils font une large place au pouvoir de l’imagination et traitent tous deux du thème de la paternité. Dans l’un et l’autre, le père est disparu de la vie des héros: si dans un cas il survit grâce à la pérennité de son esprit; dans l’autre, le souvenir d’une paternité ratée obscurcit la mémoire de Simon. «L’image qui est donnée de Gérard dans le texte ne coïncide en effet pas du tout avec celle, très dure, que Simon a toujours eue de son père. (…) Jusqu’à ce qu’Estelle, sa mère, fasse son apparition.» Construit sur un mode binaire, le roman raconte le récit de Simon, ancré dans le présent, et celui de son enfance, dévoilé peu à peu sur les pages de son ordinateur.

Chez Duchesne, le choix du registre poétique donne un père à Marie, au-delà de la mort. «Marie avait sept mois quand, un dimanche, nous sommes sortis en mer, Babi et moi. C’était la première fois depuis la naissance de Marie que Babi remontait sur le grand voilier à la coque marine, vif et beau comme un dauphin. Comment aurait-elle pu se douter, la petite couchée dans son berceau de toile (…) que ni sa mère ni moi n’allions revenir (…)?»

Dans les deux romans la fiction et l’imagination permettent aux héros de renouer avec la figure paternelle. En effet, c’est en lisant la vie de Gérard, son enfance, sa vie amoureuse, sa relation passionnelle avec Estelle, la mère de Simon, que celui-ci se recrée, mot à mot, un père longtemps détesté. C’est encore grâce au journal de Marie (donc un texte) qu’elle et son père entrent en contact. «La seule façon d’écrire encore là-dessus, c’est de faire comme si j’essayais d’expliquer à quelqu’un ce qui se passe ici. Ça me torture la tête, je voudrais pouvoir en parler autrement que sur papier.»

La fiction, se substituant à la parole manquante (l’absence de communication), sauve les héros. Particulièrement Simon qui, parallèlement à sa lecture, réfléchit sur sa propre vie de père, à sa relation chaotique avec sa fille Geneviève. «Il aurait voulu pouvoir la réanimer, lui parler, pulvériser tout le silence qui s’était solidifié en eux, au fil des ans. Mais il se sentait totalement démuni, impuissant.»

Retour vers le futur
L’Homme au complet trace d’intéressants portraits de femme et d’hommes: celui de Chloé, perdue dans ses songes, à la suite d’un grave accident; ou celui de Sophie, la maman de Geneviève, qui aura eu beaucoup de mal à accepter sa maternité. Dans ce roman réaliste, Aude saisit bien la psychologie de ces nombreux personnages blessés, secrets, et dépeint avec justesse les silences et les tabous des familles dévastées. Dommage que parfois l’écriture laborieuse alourdisse la narration, et distraie le lecteur.

Un brin naïf, plein (peut-être même trop) de bonnes intentions, L’Homme des silences fait une place plus grande à la poésie; avec une écriture plus travaillée que chez Aude, Duchesne met le lecteur sur des pistes, lui laissant le soin d’inventer ce père évanescent, ces lieux intemporels.

Mais dans les deux cas, c’est le thème de la filiation qui est traité avec le plus d’originalité. Alors qu’on a beaucoup parlé, dans la critique et dans les départements d’études littéraires des universités, de l’absence du père dans la littérature québécoise (que l’on pense aux Filles de Caleb, ou, plus récemment, au roman de Jean-François Beauchemin, Comme enfant, je suis cuit, sans mentionner les innombrables enfants narrateurs orphelins, comme ceux de Gaétan Soucy), voilà qu’il fait un retour en douceur, ainsi qu’on le verra également dans d’autres romans à venir cette saison. Le Québec littéraire est-il en train de réhabiliter cette figure honteuse du père absent? Bien sûr, les écrivains ne sont pas des travailleurs sociaux, et l’absence du père dans les livres n’est pas la même que dans la vie. Mais des romans comme ceux de Duchesne et d’Aude font la preuve que la littérature porte en elle les questions les plus actuelles, et qu’elle fournit, bien souvent, quelques réponses.

L’Homme au complet
Éd. XYZ, 1999, 200 p.

L’Homme des silences
Éd. du Boréal, 125 p.