Livres

Mordecai Richler : Mon cher sujet

Pourfendeur du nationalisme québécois, l’écrivain polémiste montréalais d’origine juive persiste et signe. Dans Le Monde de Barney, MORDECAI RICHLER trace le portrait d’un homme qui lui ressemble. Nous l’avons joint au téléphone à Toronto, ville où il séjourne actuellement, et qu’il ne manque pas de critiquer dans son livre!

On ne fait que murmurer son nom que déjà les esprits s’enflamment. Mordecai Richler peut difficilement laisser indifférent. L’éditeur français Albin Michel lance un pavé dans la mare en publiant la traduction du roman autobiographique de Richler, Le Monde de Barney. Au Canada anglais, Barney’s Version, paru il y a deux ans, a connu un succès critique et populaire important, avec plus de 120 000 copies vendues (éditions originale et de poche confondues). On s’apprête à l’adapter au cinéma, à le traduire en italien, en allemand…

Richler est sans contredit un écrivain important. Certains observateurs du milieu du livre en France n’ont pas compris qu’il ne fût pas du contingent d’écrivains québécois qui nous ont représentés lors du dernier Salon du livre de Paris, où le Québec était le pays invité. Le pamphlétaire montréalais de 67 ans, qui ne s’installe que pour trois petits mois dans la capitale ontarienne, parce qu’il est invité comme écrivain à l’Université de Toronto, ne s’offusque pas d’avoir été ignoré. Il comprend, même. «Ça ne me frustre pas, d’ironiser Richler. Mais ça ne fait que confirmer bien des choses que j’ai pu dire au sujet des Québécois. J’imagine que je ne fais pas partie du groupe des cent meilleurs écrivains du Québec.»

Double vie
C’est bien sûr un cliché que d’invoquer les deux solitudes pour définir les rapports entre Québécois et Canadiens, mais force est d’admettre que nous cultivons presque notre méconnaissance de la production culturelle de l’autre peuple fondateur. Le contraire est aussi vrai. Et quand l’ennemi s’évertue à nous salir, nous réduire, nous ridiculiser sur toutes les tribunes auxquelles il a accès, on a encore moins envie de le fréquenter. Pourtant…

En lisant Le Monde de Barney, on pénètre dans l’oeuvre d’un écrivain qui n’a pas bâti sa réputation uniquement avec ses coups de gueule. Même si on peut être agacé par l’homme, on ne peut que saluer son talent de romancier. Même qu’on est tenté de fraterniser avec ce franc-tireur qui frappe sur tout ce qui bouge. Pas seulement sur les Québécois, mais aussi, beaucoup, sur ses compatriotes juifs, sur les Canadiens anglais, sur les Français, les Américains… Parce que le narrateur de son roman, Barney, qui rédige son autobiographie, se confond facilement avec Mordecai Richler. Les deux ont le même âge, et ils ne se gênent pas pour dire ce qu’ils pensent. Richler en convient. «Bien sûr, je partage certains des comportements et des attitudes de Barney; mais ce n’est pas mon autobiographie déguisée. Si le personnage provient du même quartier que moi, la rue Saint-Urbain à Montréal, c’est parce que, pour moi, un écrivain doit pouvoir parler de son territoire. C’est ce qu’il connaît le mieux. Ce sont les racines, la source. Et j’aime Montréal. Encore et toujours. Même si Montréal a bien changé. C’est vrai que bien des gens l’ont quittée, de même que plusieurs entreprises. Ceux qui partent ne le font pas gratuitement: c’est parce qu’ils n’y ont plus leur place. Et voir les jeunes partir est une chose qui m’attriste. Ce n’est pas bon pour une ville. C’est une chose que je constate plutôt que de la dénoncer. Mais Montréal demeure ma ville. Si le Québec devenait indépendant, je ne peux pas affirmer que je resterais. Mais c’est encore une question bien hypothétique.»

Je est-il un autre?
Dans cette autobiographie qui n’a rien de chronologique, nous suivons donc le périple chaotique de la vie de Barney au fil de ses trois mariages, depuis sa période bohème à Paris dans les années 50, jusqu’à sa solitude de fin de siècle, alors que le narrateur souffre de la maladie d’Alzheimer. Et puisque c’est à la fin de sa vie qu’il décide d’entreprendre l’aventure autobiographique, l’exercice devient à la fois loufoque et tragique tellement cette mémoire est trouée. Un de ses fils sera même mandaté pour y apporter les correctifs nécessaires, ce qui nous vaut de savoureuses notes en bas de page.

Mais le défi de Richler, dans ce roman, était d’écrire à la première personne. «En tant qu’écrivain, bien qu’il y ait des constances dans mes écrits, je tente de faire des choses différentes d’un roman à l’autre. Je n’avais encore jamais écrit au Je. Le plus difficile est de trouver la voix du personnage. Une fois que c’est fait, c’est une entreprise libératrice dans l’écriture, parce que ça permet des jeux de langage qui sont propres à ce personnage. Mais c’est également contraignant, parce que l’écrivain est limité à raconter des scènes où ce personnage central narrateur est présent, ou qu’on lui a rapportées. C’est un défi que j’ai apprécié.» Et qu’il a brillamment relevé.

Le Monde de Barney est bien sûr aussi cynique que celui de Mordecai. Mais le récit est souvent hilarant, farci d’anecdotes tordantes, comme cette scène d’anthologie où Barney, au beau milieu de sa seconde soirée de noces, avoue à un ami qu’il est vraiment en amour pour la première fois de sa vie, au grand plaisir de sa deuxième épouse qui capte la confidence. Ne sachant toutefois pas que ce n’est pas d’elle qu’il parle, mais d’une inconnue qui vient d’entrer dans la salle. Une inconnue qu’il suivra en plein milieu de la fête, la poursuivant jusqu’à la gare Windsor, prenant le train avec elle pour Toronto, jusqu’à ce que la belle le renvoie prestement rejoindre sa princesse juive en larmes! Cette inconnue deviendra, bien sûr, la troisième et dernière épouse de Barney, le grand amour de sa vie.

Tout compte fait
Le Monde de Barney est un roman jouissif, loin de la rectitude politique. Il n’est pas sans défaut, toutefois, et dans sa version française, le plus grand problème en est incontestablement la traduction. Barney est un très grand amateur de hockey, au point qu’il tente de reporter son second mariage, parce qu’il tombe le même soir qu’un match de finale de la coupe Stanley. Ce n’est sans doute pas le cas du traducteur, puisque la patinoire devient le «terrain» et que les joueurs décochent des «corners»; bref, on se croirait en plein match de coupe du monde de foot! Et pour quiconque respecte un tant soit peu des institutions comme la Sainte Flanelle de la grande époque de Maurice Richard, c’est un sacrilège de voir le Rocket être surnommé «la Fusée». Richler ignorait ces inexactitudes. Il nous a promis qu’il en glisserait un gros mot à son éditeur.

À propos de gros mots, on ne peut s’entretenir avec Mordecai Richler sans tenter d’en savoir plus sur ses déclarations incendiaires, particulièrement au sujet des nationalistes québécois, qui ont une réverbération internationale dont sont jaloux bien des hommes politiques. Surtout que Barney ne se gêne pas pour passer le message de Mordecai. Toutefois, l’écrivain est en mode «promotion littéraire» plutôt qu’en confrontation politique, comme le confirme son ton poli. «Vous savez, je peux toujours dire que je suis cité hors contexte. Même qu’on a écrit des choses que je n’ai jamais dites. Mais mon but n’est pas de faire l’unanimité auprès des gens. Pour plusieurs Québécois qui me détestent, il y en a d’autres qui apprécient mon oeuvre romanesque. Les gens ne font pas la différence entre l’homme et son oeuvre. Mais je ne regrette pas ce que j’ai pu dire par le passé; c’est seulement dommage d’être mal interprété.»

Mordecai Richler, le columnist, serait-il un peu fatigué? Lui-même l’affirme. Mais, n’ayez crainte, il ne convoite pas pour autant le poste de gouverneur général qu’on vient de confier à Adrienne Clarkson, et, par ricochet, à son mari, John Saul. Il se contente plutôt d’écrire, et de tourner le dos à la politique.

Après la lecture de ce Monde de Barney, on n’a qu’une envie: le relire.

Le Monde de Barney
de Mordecai Richler
Éd. Albin Michel
1999, 557 p.