Neil BissoondathTous ces mondes en elle : Retour vers le futur
NEIL BISSOONDATH aborde dans son oeuvre de fiction et de théorie plusieurs aspects du problème de l’identité. Avec Tous ces monde en elle, l’écrivain québécois signe un grand roman, qui pourrait bien être l’aboutissement d’un cycle.
De passage la semaine dernière à Paris pour présenter son magnifique nouveau roman, Tous ces mondes en elle (qui paraît simultanément aux éditions Phébus, dans une traduction légèrement différente de la version, adaptée pour le Québec, chez Boréal), à l’incontournable Bouillon de culture (l’émission sera diffusée le 10 octobre, sur les ondes de TV5), Neil Bissoondath, en lice pour le Fémina étranger, a bien ri en apprenant le thème de l’émission de Bernard Pivot: «Je me souviens»… «Mais ça n’avait rien à voir avec le Québec, précise l’auteur en éclatant de son rire joyeux, dont il n’est pas avare. Ils avaient réuni cinq écrivains qui avaient écrit sur des retours dans le passé.»
Un thème qui fleurit justement d’abondance dans la rentrée québécoise de l’automne, riche en quêtes du mystère des origines, en personnages lancés sur les traces de leur père ou de leur mère. Besoin de retourner aux sources à la veille de vous-savez-quoi? «C’est probablement ça, rigole Neil Bissoondath, joint à sa résidence de Québec: juste s’assurer qu’il y a un passé pour savoir qu’il va y avoir un avenir. Qui sait?»
En ce qui le concerne, l’auteur d’Arracher les montagnes ne prévoyait pas écrire un livre sur la mémoire, axé sur un personnage qui retourne dans l’île des Antilles qu’elle a quittée dans sa tendre enfance, les cendres de sa mère dans ses bagages. «Pour commencer un roman ou une nouvelle, il faut qu’un personnage très fort m’invite à entrer dans son monde, ou même dans sa peau. Ç’a toujours été comme ça. Lorsqu’un personnage se présente, il faut que je l’écoute et que je le suive. Et je ne sais jamais quand je commence à écrire de quoi il s’agit, je le découvre de jour en jour. C’est Yasmin qui m’a montré la première scène du roman. J’ai écrit la scène, puis cette autre voix s’est présentée à la fin, alors je les ai suivies toutes les deux!»
Passé recomposé
Remarquablement riche, fouillé, fort bien construit, Tous ces mondes en elle alterne constamment entre passé et présent, entre deux récits dont les correspondances et différences créent un paysage dense, complexe, voilé. D’un côté, le roman suit pas à pas le séjour de Yasmin, une lectrice de nouvelles télévisées quadragénaire, au mariage vacillant, et les révélations que ce voyage dans un pays où elle se sent étrangère provoque au sein de sa famille, et en elle-même. De l’autre, sa mère, Shakti, confie son histoire à une amie dans le coma (!), dans une simili-conversation, vivante et parfois pleine d’humour, où elle fait les questions et les réponses. Un superbe personnage que cette Shakti («elle est toujours dans ma tête», avoue Neil Bissoondath), à la fois anglophile jusqu’au snobisme, fière de ses origines, et assumant solidement sa vie présente. Forte. «Je pense que Shakti comprend que l’identité, c’est aussi une question de choix. Elle a fait des choix importants. Elle se connaît, et elle s’accepte avec toutes ses contradictions.»
Ça n’étonnera pas les fans de l’écrivain: Tous ces mondes en elle traite donc de l’identité, sous toutes ses facettes. «Au début, je n’avais pas de thème en tête. Et en vérité, après Le Marché aux illusions (son essai sur le multiculturalisme, qui a fait du bruit), le thème de l’identité ne m’attirait pas trop (rires). Après le premier jet, je me suis rendu compte qu’il s’agissait encore une fois de l’identité, mais d’un autre point de vue. Je pense que le thème sort de mon expérience personnelle. Le livre examine la fragilité et, en même temps, la complexité de l’identité humaine. Et je pense que la formation de cette identité est basée sur les histoires qu’on écoute quand on est enfant, mais toutes sortes d’histoires: des vérités, des demi-vérités, des mensonges, des silences. Et j’ai commencé à comprendre ce processus à cause de ma fille, qui a huit ans, et qui pose continuellement des questions sur mon passé, sur mes parents, qui ne sont pas vivants. Quand je lui raconte des histoires, je constate à quel point j’ai oublié des d’événements, certaines personnes, même. Alors, je me suis rendu compte que ce que je j’offrais à ma fille était un mélange romanesque, presque. Il n’y a pas de vérité comme telle. Il y a des interprétations.»
Yasmin récolte ainsi des versions très différentes de la personnalité de son défunt père, un ambitieux politicien qui oeuvrait pour l’indépendance nationale et la promotion des «siens», sans pouvoir en tirer de certitudes. La conclusion du livre est d’ailleurs qu’on possède plus d’une identité, et que c’est un processus, plutôt qu’une chose figée: «Le jour où l’on pourrait définir cette identité, on serait mort. Il faut accepter, célébrer même, le fait qu’on est complexe à ce point-là, toujours en évolution. Moi, je trouve ça très excitant.»
Défaire les chaînes
Le sympathique écrivain né à Trinidad, dans une famille d’origine indienne, dit souvent qu’il porte ses racines dans ses poches. «Le passé est important pour les individus. Et c’est à l’individu de faire ce qu’il veut avec. Mais c’est à l’individu de comprendre et d’accepter aussi, et je pense que c’est ce qui arrive à Yasmin à la fin, découvrir qu’on n’est pas déchiré entre deux pays, ou entre le passé et le présent. On n’a pas besoin d’être déchiré, une fois que le passé est compris.» On porte à la fois son passé et son présent à l’intérieur de soi, «ce qui nous aide à créer un avenir». «L’endroit où l’on est né, c’est toujours un accident. Pour Yasmin, qui a grandi dans un autre contexte, ça reste un pays étranger.»
Il y a aussi, dans ce troisième roman, des personnages «prisonniers du passé», cherchant une revanche sur l’Histoire. «Il faut apprendre à se souvenir, à se servir du passé, mais pas à se laisser menotter par lui. On peut facilement se laisser écraser par l’Histoire», croit l’écrivain.
Est-on pareillement obsédé par le passé au Québec? «Jusqu’à un certain point, oui, pondère Bissoondath. Mais ça revient toujours au choix des individus. Je connais bien des gens prisonniers du passé. Mais j’en connais d’autres qui comprennent parfaitement les leçons de l’Histoire, qui font leurs choix pour l’avenir basés là-dessus, mais aussi sur la réalité d’aujourd’hui. En tant que romancier, je ne peux pas parler pour la société en général, ça me rend mal à l’aise. Dans le roman, Shakti dit de son mari qu’il luttait pour le grand Nous, tout en oubliant le petit nous de la famille. Moi ce qui m’intéresse, c’est le petit "nous" et le "je". Je ne peux pas faire de généralisations. Sinon, on commence à parler en termes de stéréotypes. Alors, c’est une façon de reconnaître la complexité de l’individu, mais aussi de la société.»
L’identité. L’exil. L’intolérance. Toute l’oeuvre de l’auteur de L’Innocence de l’âge brasse ces thèmes fondamentaux. Pourrait-il écrire un roman n’abordant pas du tout ces questions? «C’est exactement ce que je fais maintenant! répond Neil Bissoondath en riant. C’est très excitant d’écrire quelque chose de tout à fait différent. Oui, j’ai beaucoup traité de ces thèmes, parce que je connaissais de nombreuses gens qui, contrairement à moi, qui a été chanceux, se sentaient déracinés, écrasés par le poids du passé, par la perte, surtout. Pour un écrivain, c’est un thème fascinant. Mais dans ce nouveau roman (qui se déroulera pour la première fois à Montréal), c’est complètement différent. Il n’y a pas d’immigrants. Peut-être que mon imagination me dit que, d’une façon, la boucle est bouclée.»
Mais qui peut prédire la suite des choses? Neil Bissoondath porte tant de mondes en lui…
Tous ces mondes en elle
Traduit par Katia Holmes
Éd. Boréal, 1999, 386 p.