Bertrand Gervais : Monstres et merveilles
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Bertrand Gervais : Monstres et merveilles

Après un recueil de nouvelles paru l’an dernier, BERTRAND GERVAIS publie Oslo, son premier roman. Au coeur du récit: la recherche du père, le poids du secret et, surtout, le pouvoir de l’imagination.

Alors que l’automne verra paraître des romans très attendus comme ceux de Michel Tremblay, Réjean Ducharme ou Yves Beauchemin, de jeunes écrivains travaillent dans les marges de la littérature et célèbrent une chose qui paraît ces temps-ci en voie de disparition: l’imagination.

C’est le cas de Bertrand Gervais qui signe un premier roman, Oslo, après avoir publié l’an dernier un recueil de nouvelles original, Tessons. Prof de littérature à l’UQAM, Gervais a produit trois essais sur la lecture, se passionne pour la littérature américaine, et travaille sur les figures de l’imaginaire. Ce qui ne veut pas dire que son roman soit un délire écrit en clyngon… L’imagination est un fauve qui se dompte.

Oslo raconte l’histoire de Mitchell, qui, à dix-huit ans, quitte Denver (Colorado), sa ville natale, et choisit de venir vivre à Montréal, en souvenir d’une langue paternelle qu’il ne connaît pas. Il deviendra «l’unique locataire du Palais des nains»: «Je voulais conserver l’appartement tel quel, avec son Hôpital des poupées, son ameublement vétuste et sa batterie de cuisine miniaturisée. C’était essentiel à mes projets d’écriture.»
Car Mitchell veut écrire, lui qui a toujours préféré les «allées de bibliothèques» aux «sentiers forestiers»; et, pour cela, il a besoin d’être déstabilisé. Bertrand Gervais, amoureux des histoires et des lieux insolites, lui en a choisi un tout particulier, qu’il côtoie depuis qu’il est jeune. «Dans l’ancien Palais des nains, sis sur la rue Rachel au coeur du Plateau-Mont-Royal, explique Bertrand Gervais, bien droit sur sa chaise à son bureau de l’UQAM, tout est petit. Mitchell est très grand, et tout est hors proportions: le personnage n’a donc plus de paramètres et se retrouve dans un endroit qui n’a plus de repères non plus, ce qui le plonge complètement dans l’imaginaire, et le met en rapport avec son enfance, le merveilleux.»

Légendes urbaines
Gervais a l’habitude des lieux incongrus. Comme dans Tessons, son premier recueil de nouvelles paru l’an dernier, l’environnement des personnages détermine leur futur. «Mitchell ressemble à Marion qui, dans Tessons, naissait d’une mère déjà morte, explique Gervais. Tout le récit consiste à ramener ce personnage du "négatif" vers le "positif".»

En plus d’avoir mis en scène le Palais des nains, Gervais a planté son décor dans le parc La Fontaine, un autre endroit qui a fait partie de sa vie… comme de celle de bien des Montréalais. «Beaucoup de romans mettent en scène le Plateau-Mont-Royal ou le parc La Fontaine, mais attention: je ne veux pas faire un roman "montréalais", ça n’a rien à voir, observe l’auteur. Il y a une logique interne entre les lieux du roman, qui fait que j’aurai pu choisir d’autres lieux. Ce que j’ai écrit tient plus du conte merveilleux que du roman réaliste: tout ou presque se passe la nuit dans le parc, alors ce pourrait être n’importe où. Ce parc est un lieu complètement fantasmatique, féerique, où tout devient possible.»

Le «négatif», dont parlait plus haut Bertrand Gervais à propos de Mitchell, c’est un événement survenu alors que le personnage était enfant, avec Oslo, son meilleur ami, lorsqu’il vivait à Denver. Mitchell, jeune homme malade et solitaire, venu à Montréal pour fuir le passé, trouvera, à travers une série d’expériences personnelles et la rencontre d’une figure paternelle, un chemin vers la libération. «Je cherchais quelque chose de l’ordre de la crise primordiale, raconte Gervais, et qui lui aurait fait prendre la mauvaise direction, je voulais quelque chose de l’ordre du secret.»

En fait, Mitchell aura commis un «crime d’amitié», par lâcheté, par peur. «L’ami d’enfance, avec un grand A, prend une grande dimension dans notre vie à tous: c’est absolu. Mitchell et Oslo, eux, étaient comme les deux héros d’une légende héroïque. La crise qu’il vivra à la suite de ce crime d’amitié provoquera un manque, et de ce manque naîtront plusieurs strates sur lesquelles il voudra construire un monde impossible.»

À côté d’Oslo, ce personnage fantôme, il y a William, un vieil homme solitaire malade qui arpente les sentiers du parc La Fontaine, autre lieu mythique du roman. «Nous discutons de tout et de rien. Il me demandait, les premiers temps, de lui décrire ma vie au Colorado. Il voulait que je lui raconte des randonnées dans les montagnes, des expéditions en canot et des après-midi de pêche. Il imaginait une adolescence d’hébertisme et de plein air. Mais ma vie au Colorado n’a rien eu d’un western hollywoodien.»

La vérité, c’est que Mitchell passe des heures à l’hôpital, pour subir plusieurs dialyses par semaine, lui qui est condamné à prendre grand soin de sa santé, à surveiller ce qu’il mange et ce qu’il boit pour le restant de ses jours. Il souffre aussi d’allergies qui l’empêchent d’entrer en contact avec d’autres êtres sans risquer l’infection. «Mitchell est un ensemble de symptômes, explique Gervais. C’est un être totalement "fermé". Tout à coup, quand il se retrouve avec William, il réinvente un lien paternel et un rapport au monde». Il réinventera sa vie également lorsqu’il rencontrera Marianne, qui travaille au Château à temps partiel et qui, l’hiver venu, surveille la neige la nuit, et en mesure l’accumulation; et avec Simon, un jeune peintre qu’il épie presque jour et nuit.

Le poids des rêves
Écrit dans une langue simple et imagée, Oslo est parcouru de métaphores et de symboles; la maladie, qui modifie le rapport au monde et altère les sensations du corps; le voyage, qui constitue autant une fuite qu’une initiation; ou encore, le labyrinthe, représenté par le va-et-vient entre les lieux du roman, et sujet sur lequel portent les travaux de recherche de Gervais. «Je ne vois pas vraiment de différence sur le plan de ma démarche, lance-t-il, je ne me dis pas quand j’écris: "Attention, je suis prof de littérature…!" Moi, j’ai plutôt l’impression de faire du tricot: une maille à l’endroit, je travaille sur un texte: une maille à l’envers, je fais de la fiction. Ce que je fais, c’est un tout, que ce soit théorie ou fiction, j’ai le sentiment de faire le même boulot. Il y a 5 ans, je me suis dit que si je devais rester dans ce domaine encore longtemps, il fallait que je m’amuse. Ça ne veut pas dire ne rien faire, mais avoir un rapport plus intéressé à la littérature, et m’investir autant dans un roman que dans mes textes théoriques. Les deux sont complémentaires selon moi.»
Bertrand Gervais travaille également sur l’imaginaire de la fin, ce qui, à moins de cent jours de l’an 2000, doit le tenir occupé… Mais, selon lui, il y a déjà longtemps qu’on annonce la fin de quelque chose. «Depuis trente ans, on annonce toujours la mort de l’auteur, de l’histoire, des arts, du livre, etc. Il y a toujours une crise! Notre société s’alimente à ça. Et l’une des caractéristiques de l’imagination, c’est qu’elle se croit toujours à la fin d’une époque. Alors la période qu’on vit aujourd’hui est propice à la manifestation de récits d’imagination.» L’un des exemples qui lui vient à l’esprit est le roman-événement de Gaétan Soucy, d’ailleurs en lice pour le prix Renaudot 1999. «Soucy, sur le plan de l’imagination, a une place à part; il y a clairement l’élément "imaginaire de la fin", mais il y a également la précision du regard, l’ouverture à des lieux de l’imagination qu’on a peu fréquentés. Plusieurs écrivains au Québec explorent ce filon, et cela renouvelle grandement notre littérature.z

L’imagination reprendra-t-elle enfin le pouvoir?

Oslo