Éric Fourlanty : Les Claude
Notre journaliste ÉRIC FOURLANTY, chef de la section cinéma de Voir depuis treize ans, publie cette semaine son premier recueil de nouvelles aux éditions de L’instant même, La Mort en friche. C’est avec une grande fierté que nous publions la nouvelle qui ouvre le recueil, Les Claude.
Vingt-trois ans après s’être croisés dans un autobus, Claude et Claude s’aimaient encore. Ce mardi matin-là, l’un montait à bord tandis que l’autre descendait, l’obligeant à serrer son sac contre sa poitrine. Ils s’étaient déjà reconnus du regard lorsque les raisins tombés du sac entrouvert transformèrent le hasard de leur rencontre en nécessité. Les excuses balbutiées de part et d’autre achevèrent de semer le trouble, et Claude descendit à l’arrêt suivant avec l’air affairé des gens cherchant à donner l’impression de savoir où ils vont. Il rentra chez lui, but un porto en solitaire, fixa longuement la moulure déglinguée encadrant la porte du salon, puis rangea l’image du visage de Claude comme on oublie un porte-bonheur dans la poche intérieure d’un vieux veston.
L’autre y pensa plus longuement, jouant avec le souvenir de cette minute comme un chat d’une boule de papier froissé, la faisant rouler sous ses doigts, en évaluant la forme, le poids et la résistance, la dépliant peu à peu pour mieux la refondre dans les plis de sa mémoire. Claude poussa le jeu jusqu’à reprendre le même autobus, le mardi suivant, à la même heure. L’autre n’y était pas.
Un peu plus d’un an s’écoula – trois-cent-soixante-neuf jours exactement, comme Claude se plaisait à le rappeler – avant qu’ils ne se rencontrent à nouveau; cette fois-ci avec présentations officielles, poignées de mains et toutes les excuses du monde pour parler de tout et de rien. Tous deux enseignants, ils avaient été mutés dans le même établissement, seule école secondaire d’une petite ville de province qui n’offrait aucune diversion aux chemins qui se croisent. Claude et Claude se croisèrent donc de plus en plus souvent. Ils se découvrirent des terrains d’entente, jaugèrent leurs limites respectives, cultivèrent une intimité grandissante, et s’abandonnèrent aux plaisirs simples d’une nouvelle rencontre.
Très vite, on les appela les Claude. Parfois agacés, mais le plus souvent flattés par cette appellation commune, ils affichaient, sans honte et sans fierté, le plaisir d’être ensemble. Si, dans leur entourage, il y eut, au début, une curiosité bien naturelle, elle se dissipa avec le temps, faisant place à des "C’est comme ça", teintés de respect, de pudeur et d’une pointe d’envie. Personne, dans le cercle d’amis qu’ils commencèrent à fréquenter, ne songea à leur trouver un sobriquet propre à chacun; et l’on s’habitua très vite à ce que deux têtes se tournent lorsqu’on prononçait leur prénom.
Dès qu’on rencontrait l’un, l’autre n’était pas bien loin; et les nouvelles rencontres – amoureuses ou autres – furent marquées du sceau de cette alliance sourde aux lois de la raison, assujetties à la condition tacite que l’autre Claude fît partie du décor, comme le membre indéfectible d’une famille choisie.
Les rendez-vous succédèrent aux rencontres fortuites et les après-midi d’été aux petits déjeuners impromptus. Les soirées, les journées, les années s’écoulèrent dans leurs mains qui se frôlaient, et leurs silences conjugués disaient le lien qui les unissait. Ni l’un ni l’autre ne trouvait à redire à cet arrangement qui n’en était pas un. Besoin d’absolu ou faiblesse de caractères pour qui le confort fait toute la différence? Aucun des deux ne put se résoudre à poser la question, et encore moins à y répondre. À force de remettre l’échéance au lendemain, la vie passa avec non moins de violences, de silences et d’errances que s’ils eussent été seuls.
Lorsque Claude eut une petite fille, l’autre, tout naturellement, fut choisi comme parrain. C’était dans l’ordre des choses et le naturel même avec lequel leurs vies s’entremêlaient écarta toute médisance, ragot ou soupçon de la part des collègues, amis ou conjoints. Eux seuls savaient la force et la fragilité du sentiment qui sourdait au tréfonds de leurs âmes, et nul n’était mieux placé qu’eux pour savoir qu’on ne trouble pas impunément l’eau qui dort. Ils ne la troublèrent donc pas, se laissant porter par le courant, profitant des rapides autant que des nappes d’eau claire, laissant les années voguer au fil de l’eau.
Il y eut, de part et d’autre, des amours et des voyages, des amitiés et des aventures, des méprises et des doutes, mais jamais la certitude – tantôt forte, tantôt floue – de faire partie de la vie de l’autre, ne fut entaillée. Il y eut, tout au plus, un relâchement d’un an, lorsque Claude partit en Italie pour y mener une recherche de maîtrise. Le souper d’adieu se fit entre amis, alors que le vert tendre du jardin annonçait déjà les chaleurs de l’été. À la nuit tombée, on multiplia les toasts, on renouvela les voeux de bonheur, on jura de s’écrire régulièrement, et les Claude firent tout pour que la soirée soit insouciante. Les adieux furent hâtifs et ponctués de "À demain!" rigolards, et, à force d’appréhension, l’envie de légèreté fut si forte qu’elle réussit à masquer la mélancolie du moment.
La correspondance soutenue dura un mois. Lorsqu’elles s’espacèrent, les lettres se bornèrent à l’anecdotique: impressions de lectures, commentaires aigres-doux sur la vie provinciale d’un côté, réflexions à l’emporte-pièce sur la douceur des paysages toscans, de l’autre. Au bout de six mois, les Claude ne s’écrivaient plus. Un peu par paresse, mais aussi parce qu’il y avait des affaires plus pressantes, et surtout parce qu’ils avaient senti, de chaque côté de l’océan, la vacuité – le danger presque – qu’il y avait à préserver par écrit cette fragile et précieuse bulle commune, devenue abstraite par la distance qui les séparait.
Sans que l’amour qu’ils se portaient ne se fît jamais, les Claude se rendirent compte que la présence physique leur était indispensable pour entretenir ce qui les unissait. Loin des yeux et loin du corps, chacun vaquait à ses occupations, gardant au fond du coeur, en veilleuse, le souvenir tangible, mais diffus, de l’existence de l’autre.
Dans les six mois qui suivirent, ils ne se parlèrent qu’une fois au téléphone, l’un d’eux prétextant une formalité administrative qui aurait pu être réglée de façon plus directe. Aucun des deux n’exprima sa surprise de réaliser, en entendant cette voix chère, à quel point l’autre lui manquait, se contentant de "C’est gentil d’appeler_" et autres "Quoi de neuf?". Le pincement au coeur qu’ils ressentirent les jours suivants, alors que l’absence se faisait plus aiguë, s’estompa peu à peu, surgissant parfois au réveil lorsqu’une vague sensation de manque colorait le souvenir d’un rêve fait la nuit même. Lorsque Claude revint d’Italie, leur joie mutuelle de se revoir fut brève, faisant place, avec une aisance déconcertante, au sentiment très fort et très doux de ne s’être jamais quittés.
En vingt-trois ans, les Claude ne tentèrent qu’une fois de se dire ce qui les liait, au terme d’un souper bien arrosé. Malgré, ou à cause, de l’alcool, ils dosèrent trop les mots, les regards et les gestes, et ne purent qu’ébaucher une esquisse du sentiment irréductible qui les unissait, et semblait s’estomper dès qu’ils essayaient de le nommer. Ils jurèrent, dans leur for intérieur, de ne plus parler de ce rare état de communion, et de protéger l’essence de ce trait d’union qui les reliait en pointillé, leur semblait-il à tout jamais.
Au fur et à mesure que le temps passait, le sentiment intime de vivre en parallèle se précisait. Jumeaux dissemblables, ils n’en finissaient plus, jour après jour, d’apprendre l’un sur l’autre. Sans jamais chercher une fusion à laquelle ils ne croyaient pas, ils se réchauffaient, par temps mauvais, à la certitude – réconfortante jusque dans le doute – que l’un répondait à l’autre dans ce qu’il avait de plus obscur et de meilleur. Ils ne vieillirent pas ensemble mais côte à côte, pareils à ces arbres riverains dont les racines, mises à nu par les pluies annuelles telles des veines sous la peau qui s’affine, se découvrent peu à peu et indiquent l’aval de l’amont.
Lorsque Claude succomba à une crise cardiaque, Claude n’y était pas, en vacances avec sa fille, maintenant grande, sur une plage au sable si blanc qu’il fallait des lunettes de soleil pour discerner le regard des gens que l’on y croisait. On tenta vainement de les rejoindre et lorsque la petite famille atterrit à l’aéroport, l’incinération avait déjà eu lieu. Dans les semaines qui suivirent, la fille de Claude évita de l’appeler par son prénom, se contentant, parfois, de poser une main attentive sur son épaule, ranimant une ancienne douleur entre les deux omoplates qui s’était réveillée lors du voyage de retour.
Les mois passèrent avec, en filigrane, des souvenirs piqués dans la mémoire de Claude comme des aiguilles dans une poupée vaudou: son trouble passager, mais vif, lorsque leur prénom commun se concrétisait sous son stylo signant un chèque; sa peine lorsqu’un regard en coulisse évoquait celui tant aimé; sa douleur quand un inconnu, dans une file d’attente, lissait ses cheveux du revers de la main comme le faisait Claude. Chaque présence soulignait son absence; jusqu’à sa fille qui, en pinçant ses lèvres d’une moue dont on ne savait si elle était de mépris ou de défi, ravivait le souvenir de cet homme en allé.
Claude était sorti de sa vie avec la même fulgurance qu’il y était entré, et l’autre s’accrochait à la mémoire de son alter ego comme à un amour qui n’en finit pas de mourir.
Ce fut dans un autobus que Claude prit conscience que l’autre était mort; lorsque le chauffeur, arrivé en bout de ligne, se pencha doucement et lui demanda:
– Vous attendez quelqu’un, madame?
Sans répondre, elle descendit, serrant son sac contre sa poitrine, ses longs cheveux blonds masquant son visage où se perdait un sourire triste.
Extrait de La Mort en friche
© L’instant même, 1999