Hella Haase : Femme d'intérieur
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Hella Haase : Femme d’intérieur

Méconnue du grand public, HELLA HAASSE était de passage à Montréal il y a quelques jours. Nous avons rencontré cette femme fascinante, dont l’oeuvre est l’une des plus singulières de la littérature néerlandaise.

La lecture de son extraordinaire roman Les Routes de l’imaginaire (Éd. Actes Sud, 1996, 1983 pour l’édition originale) fut la révélation d’un génie narratif sans pareil, d’un esprit de contestation amusé, d’une érudition passionnée, à la fois historique et littéraire, et du talent de faire naître le mystère au détour d’une intrigue complexe à souhait. Mener plusieurs histoires de front, sans jamais perdre le lecteur, voilà du grand art!

Alors que paraît en français Locataires et Sous-locataires, un roman de 1971, Hella Serafia Haasse, «la grande dame des lettres néerlandaises», était de passage à Montréal la semaine dernière. Elle nous a confié les clés de quelques obsessions d’une vie d’écriture.

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À 81 ans, avec trente livres à son actif – romans, théâtre, poésie, essais, traductions -, lauréate de prix prestigieux aux Pays-Bas, détentrice de deux doctorats honoris causa, officier des Arts et des Lettres de France, Hella Haasse jouit d’un statut enviable dans son pays et acquiert peu à peu une audience internationale méritée.

Il est tout de même étonnant qu’une oeuvre d’une telle qualité, dont les premiers titres ont paru à la fin des années quarante, fasse l’objet de traductions en français depuis 1988 seulement, alors qu’Actes Sud publiait Un goût d’amandes amères, le roman préféré de l’auteure, qui y évoque le poète Claudien. «Il y a eu quelques traductions dans les années 50, explique la romancière, surtout en Allemagne, en Angleterre et en Suède. Puis il y a eu un trou après 1968: j’avais déjà 50 ans en 68 et en Hollande, on ne me considérait plus comme une jeune contestataire, lance-t-elle avec le sourire espiègle d’un maître de l’ironie; et on n’a pas reconnu dans ce temps-là que mes romans traitaient souvent de choses qui justement sont contestataires, mais sous une espèce de déguisement, pas directement.»
La subtilité de l’écrivaine se manifeste au fil des chemins ambigus où elle nous entraîne, sur les pas de personnages confrontés à la face cachée de la vie – l’un de ses premiers romans a d’ailleurs pour titre La Source cachée; traduit en 1998, il date de 1950: c’est ainsi, dans le désordre chronologique, que nous les découvrons. Après un premier roman historique consacré à Charles d’Orléans, «avec un narrateur omniscient qui n’oublie rien des détails des costumes, du décor ou de quoi que ce soit, ce qui est assez vieux jeu», reconnaît-elle aujourd’hui, Hella Haasse va peu à peu peaufiner un style qu’elle veut plus sobre, plus suggestif, alors que la structure de ses romans se complexifie. «J’aime suggérer des choses qui sont derrière la réalité qu’on voit, précise-t-elle. Je me suis rendu compte que le récit linéaire ne correspondait pas à la réalité que nous vivons; il y a plusieurs "couches" de réalité qui s’imbriquent et j’aime tenter, en "tatillonnant", de voir ce que ça pourrait être. Je suis avant tout quelqu’un qui observe et qui regarde et qui voit des possibilités de lier entre eux des événements et des personnages.»

Locataires et Sous-locataires présente une galerie de personnages assez singuliers. Un petit fonctionnaire taré, Dupleix, qui est aussi un poète raté, au repos forcé, devient le locataire principal d’une grande maison, dont il sous-loue les différentes parties. Son épouse Dora, qui s’ennuie, se met à observer les sous-locataires et s’introduit même chez l’une d’entre eux, ce qui l’entraîne dans de drôles de mésaventures. Un tas d’événements anodins, puis une mort suspecte, révèlent les vices et la folie des personnages. «Locataires et Sous-locataires est un roman sur la manipulation, note la romancière. Le désir de se maintenir dans la réalité par une manipulation quelconque, c’est quelque chose qui existe et qu’on peut observer chez les gens.»

Empruntant au roman policier et à la satire sociale, elle y dépeint les relations interpersonnelles de façon parodique et en même temps lance toutes sortes de pistes au lecteur, qui à la fin se rejoignent.

Une enfance indonésienne
Le thème de la maison est au coeur des romans d’Hella Haasse: vieille demeure ancestrale emplie de secrets, d’indices et d’ombre, avec un jardin, une forêt, un parc attenant. Ces éléments récurrents, labyrinthes explorés par des êtres en quête d’une vérité, d’une solution à une énigme du passé, sont issus de l’enfance de la romancière.

Née en 1918 en Indonésie, alors les Indes néerlandaises, elle a vécu là-bas jusqu’à 20 ans avant de s’installer à Amsterdam. Elle garde un souvenir inoubliable de la nature luxuriante de son pays natal. Sa mère pianiste, gravement malade, fut envoyée dans un sanatorium en Suisse et l’enfant, placée à droite et à gauche entre 6 et 9 ans, fut sevrée tôt de la présence parentale. «Les choses labyrinthiques me fascinent et c’est peut-être parce que je n’ai pas connu une seule maison familiale dans ma jeunesse, analyse-t-elle après coup. Mon père était souvent muté, je crois que j’ai vécu dans douze ou quatorze maisons différentes. Alors je n’ai pas en tête une maison qui soit pour moi un endroit onirique. Le labyrinthe correspond aussi à la densité de la forêt vierge en Indonésie.»

Pour Haasse, «chaque écrivain a des obsessions qui reviennent toujours. Et je n’y peux rien, lance-t-elle. Je suis en train de terminer un roman et je me suis aperçue soudainement que toutes ces choses sont là-dedans également: la maison, la forêt. Ça m’arrive et je ne l’ai jamais d’abord conçu comme ça.»

Son désir d’écrire remonte à l’enfance. «Je suis devenue indépendante très jeune, accoutumée à décider pour moi-même et à me sauver dans les fantaisies et l’imagination. J’ai commencé à écrire bien avant de savoir écrire; je racontais des histoires aux autres enfants ou à moi-même. J’écrivais, mais jamais avec l’idée: je veux devenir écrivain. C’était simplement le moyen d’être là, de participer à la réalité.»

Amoureuse de la langue néerlandaise, «extraordinairement belle, souple, vigoureuse», elle trouve dommage que la littérature de son pays, qui compte de très grands poètes, ne soit pas mieux connue. «Pour ma part, je suis marquée pour la vie par ma naissance en Indonésie et je ne suis jamais vraiment devenue une Hollandaise, tient-elle à préciser. C’est une chose que je partage avec tous ces Néerlandais: il y en a beaucoup qui ont vécu aux Indes, qui sont nés là-bas, ont travaillé là-bas. Nous sommes un groupe à part et il y a une importante partie de la littérature néerlandaise qui s’appelle les belles-lettres
indo-néerlandaises, et là se trouvent, je crois, nos plus intéressants écrivains.»

En attendant deux livres qui paraîtront l’an prochain, l’un au Seuil, l’autre chez Actes Sud, voici quelques titres d’Hella Haasse parus en français: Un goût d’amandes amères, Le Lac noir et Les Routes de l’imaginaire (Éd. Actes Sud, repris dans la collection de poche Babel), Les Seigneurs du thé et La Ville écarlate (Éd. Seuil, 1996 et 1997). À découvrir.