Je m'en vais Jean Echenoz : La vie en prose
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Je m’en vais Jean Echenoz : La vie en prose

Voici Je m’en vais, du romancier JEAN ECHENOZ. Un livre déroutant, à mi-chemin entre le polar et l’étude de moeurs. Un huitième roman qui se fraie un chemin vers les sommets institutionnels littéraires français.

Les romans publiés chez Minuit ont la réputation de surprendre, d’explorer des univers étranges, voire absurdes, à l’image de ceux de Samuel Beckett, grand frère spirituel de cette maison parisienne. Le dernier livre de Jean Echenoz (auteur de plusieurs romans dont Le Méridien de Greenwich, 1979; Cherokee, 1983; L’Équipée malaise, 1987; Lac, 1989,; Les Grandes Blondes, 1995; Un an, 1997) ne fait pas exception, lui qui s’est hissé sur la liste des titres en lice pour le prix Goncourt 1999, récompense prestigieuse (mais souvent surfaite) qui sera décernée dans quelques jours, soit le 8 novembre.

«Je m’en vais, dit Ferrer, je te quitte. Je te laisse tout mais je pars. Et comme les yeux de Suzanne, s’égarant vers le sol, s’arrêtaient sans raison sur une prise électrique, Félix Ferrer abandonna ses clefs sur la console de l’entrée. Puis il boutonna son manteau avant de sortir en refermant doucement la porte du pavillon.» La rupture amoureuse chez Echenoz, est aussi tragique que d’avoir oublié le sel à table. Bof. Allez, j’y vais, on se reverra peut-être, semble dire son héros.

Sur un ton aussi détaché et nonchalant, l’écrivain raconte l’histoire plutôt tristounette d’un homme qui, séparé de sa femme, ira de déprime en abattement, d’ennui en lassitude. Heureusement pour nous, ce personnage recèle quelques bizarreries qui rendront le parcours agréable et, souvent, drôle.

Ferrer est galeriste: il s’occupe donc d’art, tout en essayant de faire le coup du siècle. Un beau jour, il apprend que s’est échoué dans le Grand Nord canadien un petit bateau, le Nechilik , qui contenait des trésors paléobaleiniers, défenses de mammouths, canines de phoques sculptées, etc. Bref, des choses vachement exotiques pour les Parisiens. Mais ce trésor est convoité par des gangsters, et se greffe au roman un petit polar bien ficelé: disparition de l’assistant du galeriste, évanouissement étrange de Ferrer au milieu de la rue, enquête de la police; enfin, ça cavale.

Toutefois, le fil conducteur du récit se situe ailleurs, puisque nous assistons à la quête amoureuse de Félix, qui ne reconnaît plus son comportement avec les femmes. «Certes il n’est pas aveugle, certes il voit bien qu’Hélène est une belle femme, mais il la considère toujours comme à travers une vitre à l’épreuve des balles et des pulsions. Ce ne sont qu’échanges un peu abstraits ou très concrets qui ne laissent pas de place aux affects, qui verrouillent les sentiments. C’est un peu frustrant, en même temps c’est assez reposant.»
Derrière cette vitre, comme l’écrit Echenoz, ses personnages observent le monde et la vie. Ferrer écoute les conversations, décrit les «Concours de gros légumes»; Baumgartner, le voleur, embarque une auto-stoppeuse qui le trouve tellement ennuyeux qu’elle s’endort sur son siège, jusqu’à destination. «Baumgartner demeure stupide et légèrement vexé quelques secondes, puis il passe en première en douceur comme s’il réfléchissait avant de démarrer.»
Pour qui connaît un tant soit peu le milieu de l’art, les pages sur la galerie de Félix ont de quoi régaler. Sur les agissements des propriétaires de galeries, mais aussi sur ceux des artistes et des amateurs. Ah, les grands Martinov! «Vous vous souvenez, le grand Martinov jaune. Bien sûr, dit Ferrer. Ils sont tous plus ou moins jaunes.» Des clients se mettent à aimer des choses que Ferrer juge inconcevables, comme «une grande huile sur toile marouflée 150 x 200 représentant un viol collectif». L’ahurissement de Félix est palpable: «Attendez une seconde, dit Ferrer, vous avez vu que l’image est un petit peu violente, quand même, vous convenez que c’est un petit peu brutal.»

Guerres de goût et guerres d’amour se retrouvent en filigrane dans ce roman au ton placide. Les femmes ne sont pas maquillées, ce qui intrigue beaucoup le héros, et les policiers se comportent presque comme de gentils organisateurs du Club Méditerranée. Mais ce qui pourrait être vécu comme une tragédie (le héros tombe très malade, perd sa galerie, perd son trésor, etc.) tourne au comique. Echenoz distille, à travers une écriture fine et spirituelle, une arrogance et une désinvolture dont le lecteur se délecte. L’auteur de Je m’en vais se paie même le luxe de faire apparaître une de ses ex-héroïnes, Victoire, et de finir son récit sur une pirouette (mais émouvante, tout de même). Une manière de rire de la vie, avant qu’elle ne vous mette en boîte.

Je m’en vais
Éd. de Minuit, 1999, 253 p.

Aussi disponible en poche:
L’Équipée malaise (1987)
postfacé par Pierre Lepape