Comme la trace de l'oiseau dans l'air : Plein vol
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Comme la trace de l’oiseau dans l’air : Plein vol

HECTOR BIANCIOTTI signe le troisième et dernier volet de son cycle autobiographique. Le livre du retour sur soi, de la grande rencontre avec la littérature.

«La vie n’aura pas été ce que nous croyions avoir accompli ou raté, mais ce qui en nous réclamait d’être porté à la lumière, envers et contre tout.»

Hector Bianciotti a fait de sa vie ce dont rêvait Flaubert: un livre qui se tient par la force de son style. Il nous en offre aujourd’hui de nouvelles pages, Comme la trace de l’oiseau dans l’air, qui décrivent son récent retour au pays de sa «première naissance». Sentant peser sur lui le regard de l’enfant qu’il était et ceux de ses frères et soeurs qu’il n’a pas vus vieillir, l’ex-Argentin devenu académicien renoue avec une langue abandonnée depuis quinze ans et mesure l’impact de sa notoriété sur les habitants d’un pays qu’il avait fui en pleine dictature: ils réclament déjà sa future dépouille, arguant de l’impératif national d’enterrer l’«Immortel» là où il est né, voilà presque soixante-dix ans.

Entre les fantômes, les souvenirs et les gens qui ont inspiré les personnages de sa mythologie intime, l’écrivain trouve matière à boucler la trilogie autobiographique amorcée avec Ce que la nuit raconte au jour et Le Pas si lent de l’amour pour dire sa jeunesse dans la pampa, sa galère européenne, son entrée en littérature et sa migration linguistique de l’espagnol au français, qu’il nomme sa «seconde naissance». En proie à l’une de ses «obsessions parasites» – le refus de l’inachevé -, l’homme qui revient aujourd’hui sur ses pas entreprend une véritable odyssée pour retrouver la trace et le prénom d’un premier amour qui n’avait pas osé dire son nom.

Grave et lumineux, sensuel et mélancolique, ce troisième volet des aventures de Bianciotti au royaume de la mémoire est à la fois une ode à la création et un dialogue avec la mort. Les deux se conjuguent admirablement dans l’évocation d’une veille au chevet de Jorge Luis Borges, des derniers jours d’Hervé Guibert, de leur acharnement commun à prouver qu’à coups de mots, l’écrivain peut vaincre la noirceur et dompter la douleur. Que tant qu’il y a de l’écrit, il y a de l’espoir, y compris celui de ne pas trahir l’enfant que nous avons été. Cet enfant que Bianciotti appelle «ma vie» et dont il redoute par-dessus tout le jugement.
«Je suis tellement l’homme contre lequel je me suis fait», constate-t-il en évoquant son père d’une phrase terrible qui tombe comme un rideau au terme de la représentation, signifiant à l’acteur qu’il est temps de retirer son masque. Ainsi, Bianciotti reconnaît-il s’être fait. À l’aveugle, puisque sans avoir jamais rien vu du monde qui se trouvait au-delà de la plaine honnie, le petit paysan en concevait un désir si grand qu’il lui fit franchir l’océan, porté par la voix de Paul Valéry qui fut son fil d’Ariane dans le labyrinthe de la langue française. Se sentant enfin chez lui dans le labyrinthe, craignant de se perdre en sortant, il s’en fit l’arpenteur inlassable et le gardien attentif, se muant peu à peu en personnage de Borges, ce maître à qui il n’a jamais pu avouer qu’il écrivait. Puis une langue expulsa l’autre, parachevant sa métamorphose, scellant son destin. En Argentine, Hector Bianciotti a laissé sa chrysalide, ne conservant de l’espagnol que l’accent, comme la marque d’une bague sur la patte d’un oiseau.

De Paris à Buenos Aires, et de Genève au Piémont, chaque escale de cet oiseau migrateur se grave à coups de détails dans notre imaginaire. Ce sont des détails qui tuent et qui lui survivront, tant ils font surgir d’émotion au détour des phrases caressantes qui épousent les glissements de terrain de la mémoire, cette quatrième dimension où se love toute l’oeuvre de Bianciotti. Il est le scribe soumis de cette mémoire qui joue des tours à la réalité, la façonne en fictions, en disloque la chronologie pour lui imposer sa structure, sa vérité. Écrire, ce n’est pas dire la vérité, mais accepter que les mots la trouvent avant vous et rendent votre pensée fatale.

«Les mots sont irresponsables, ils se précipitent sur la première lueur, ils dissipent les ténèbres, ils procèdent à la conversion de la fantaisie en mémoire – de même qu’ils imposent aux rêves de la nuit la cohérence de la syntaxe, quand les rêves ne souffrent pas d’être traduits en mots: ils sont la poésie de la pensée et, comme les vers du poète, ils attendent que le rêveur leur accorde un sens, mais pour lui seul, pour ses silences.»
oeuvre de sagesse et d’éblouissement, Comme la trace de l’oiseau dans l’air porte à la lumière le sens de la vie rêvée de Bianciotti, rappelant du coup à ceux qui le croyaient des leurs qu’il n’a jamais appartenu qu’à la littérature.

Comme la trace de l’oiseau dans l’air
Éd. Grasset 1999, 233 p.