Francine Noël : La légende du siècle
Depuis Maryse, FRANCINE NOËL construit des récits foisonnants, envoûtants. La Conjuration des bâtards ne fait pas exception et s’annonce comme un bilan romanesque et utopique du vingtième siècle en Amérique.
Vous attendiez le grand roman de cette fin de siècle? Ne cherchez plus: après sept ans de silence, la romancière à succès Francine Noël, auteure des best-sellers Maryse et Myriam première, lance une oeuvre forte, magnifique, bouleversante. En 500 pages bien tassées, La Conjuration des bâtards vous fera passer par toutes les émotions. Vous retrouverez aussi la tribu de personnages colorés des premiers romans, transportés dans la «bruissante» capitale mexicaine à l’occasion du Sommet de la Fraternité, événement planétaire où des délégués des cinq continents tentent d’ouvrir des voies à un avenir de paix.
L’amour, la mort, la maladie, la politique, la corruption, l’utopie, la fantaisie, la poésie, l’Histoire: bref, la vie dans tous ses états est au coeur de cette fresque de notre temps! Alors que Maryse, paru en 1983, jetait un regard sur les années 1968 à 1975 dans un Montréal estudiantin en proie aux contradictions de son époque; alors que Myriam première, publié en 1987, se passait en 1983 dans un microcosme familial du Plateau-Mont-Royal, ce
troisième et dernier volet de la trilogie se déroule à Mexico aujourd’hui même, à l’automne 1999, ce qui est en soi une sorte d’exploit. On y trouve par exemple un personnage à peine débarqué du Timor oriental, où il a assisté aux atrocités récentes. Rarement a-t-on l’occasion de lire un roman aussi collé à l’actualité!
«J’avais l’idée de réunir des bâtards dans le Sud depuis 1990, raconte la romancière, et ça se passerait à l’aube de l’an 2000. Je me suis dit: "Je vais prendre tous les bâtards présents dans mes textes, théâtre ou romans" – Francine Noël est l’auteure des pièces Chandeleur (Éd. VLB, 1985) et La Princesse aveugle (inédite), ainsi que du roman Nous avons tous découvert l’Amérique (Leméac/Actes Sud, 1992; Babel, 1999). Finalement, poursuit-elle, la plupart des personnages viennent du cycle Maryse. Quand je l’ai commencé, à l’automne 1995, c’était un roman d’anticipation, et plus je l’écrivais, moins ça l’était; plus ça se rapprochait du journalisme et plus je devais m’assurer que certaines choses étaient conformes à la réalité. Ç’a été compliqué, je ne ferai plus jamais ça. En 1997, par exemple, je ne pouvais pas nommer de personnages publics parce qu’ils risquaient de disparaître de la carte, pour différentes raisons.»
Pour arriver à ses fins, l’auteure a fait quelques séjours au Mexique pour mieux connaître la ville monstre, vérifier de multiples détails. Mais sa fiction s’appuie sur un bassin de personnages remarquables que l’on retrouve ou que l’on découvre avec plaisir, car il n’est pas nécessaire d’avoir lu les oeuvres précédentes pour apprécier celle-ci. Ainsi, seize ans plus tard, Maryse, devenue une écrivaine célèbre, s’est exilée à Mexico avec sa petite famille: son mari Laurent, leur fils Alexis et leur fille adoptive Agnès; il y a François Ladouceur et sa femme Marité, l’amie de Maryse devenue députée à Québec, et Myriam, leur fille comédienne; et puis Cher Antoine, Elvire, le poète Adrien Oubedon, Hugo et Tristan, et Lilith, de son vrai nom Joseph-Lilith-Miracle-Marthe, sorcière et masseuse atteinte d’un cancer. Et j’en passe: des tas d’enfants, adoptés ou d’origine métissée, hantent ces
pages.
Village global
«Qu’on l’appelle bâtardise ou métissage, c’est la non-pureté et la non-légalité qui m’intéressent, confie l’écrivaine. Je me méfie des races pures, de ces histoires-là, des choses régulières. Bon, c’est bien, le droit, la loi, tout ça; c’est fait soi-disant pour protéger les défavorisés, mais en fait les lois sont faites par ceux qui possèdent, et c’est pour protéger ce qu’ils ont déjà. Pour moi, ce n’est pas du tout négatif de dire que quelque chose est bâtard. D’ailleurs, dans mes textes, il y a beaucoup d’injures mais jamais le mot "bâtard". La Conjuration des bâtards est une conjuration pour faire le bien, à l’insu des gens; ça se passe du côté de l’altruisme, du désintéressement.»
En mélangeant les races, en faisant se rencontrer des gens de toutes provenances, qui s’expriment en espagnol, en québécois ou en français châtié, Francine Noël crée une grande place publique internationale, où des Québécois de tous âges ont leur rôle à jouer. Sous sa plume se déploie au fil du quotidien tout un réseau de connaissances, d’amitiés, de complicités.
La façon qu’elle a de faire vivre tout ce clan en même temps, en multipliant les événements petits et grands, cocasses ou graves, tient du prodige, et sans doute d’une grande tendresse pour ses personnages, et pour l’humanité entière.
Malgré plusieurs revers du destin qui viennent les frapper, malgré la puissance occulte des forces du mal qui semblent toujours agir contre eux, malgré la tragédie qui les rattrape, les personnages en présence refont le geste de se rassembler envers et contre tout. Et l’espoir peut renaître à l’aube du nouveau millénaire.
«Ce livre est un appel à la tolérance, pour une ouverture à l’autre, dit Francine Noël. J’aimerais pouvoir dire que ce siècle nous a appris la tolérance, mais c’est faux: on n’est pas plus avancé que dans le temps de la Saint-Barthélemy, avec les querelles, les phénomènes religieux, tout ça. Je crois que si on avait des gouvernants qui gouvernent pour le bonheur du peuple, ça irait beaucoup mieux. Et non pour avoir le pouvoir, ce que je trouve ridicule. Le pouvoir existe; il faut le prendre, mais c’est d’abord une responsabilité. C’est comme ça que les dirigeants devraient le considérer: comme un honneur. Comme lorsqu’on a un enfant à élever; c’est pas un power trip qu’on devrait faire avec lui.»
Le Nouveau Monde
Dès les premières pages du roman, qui multiplie les scènes dialoguées – influence du théâtre, que Francine Noël, ancienne comédienne, enseigne à l’UQAM depuis quelques décennies -, le lecteur est mis en présence d’un groupe d’enfants en train de jouer un jeu de guerre inspiré de la prise de Grenade, alors cité arabe, par les Rois Catholiques espagnols, Isabelle et Ferdinand, en 1492. Ces enfants d’intellectuels sont délurés, leur connaissance de l’Histoire est remarquable, leur langage, inventif. La naïveté perce à travers les atrocités dont ils se font un jeu. « – ¡Dios! glapit la servante, que vois-je? Des soldats espagnols venant nous violer! Ah, les rustres! / – Mais défendez-vous, lance un spectateur, très jeune – c’est le petit frère de la Reine. Un coup de genou dans les chnolles, c’est mortel! / – On peut pas faire ça, disent les filles, l’air navré, on n’est pas féminiss. / – Féministes ou pas, dit Hugo, en temps de guerre, les femmes sont violées. / – Bougez plus, on vous viole, disent les soldats violeurs. / – Et dépêchez-vous! lance Ferdinand d’Aragon. J’ai un match de hockey à cinq heures. / Ils les violent. / – Un autre petit coup? propose un des soldats. Si on changeait de fille comme dans le temps de l’amour libre? / – Ah non, dit Falima, pas l’amour libre! / – Qu’est-ce qui te prend, Julie Ménard? Laisse-toi revioler, qu’on passe à autre chose! / – Je veux bien être violée deux fois, mais par le même. / – Dans un viol, on choisit pas, dit le vizir.»
Cette année 1492 fut aussi celle, marquante, de la découverte du Nouveau Monde par les Espagnols, et le début des massacres et du pillage de l’Amérique. Sans en faire un thème majeur du roman, l’auteure a laissé en filigrane cette référence. «J’ai un fils espagnol, dont le père est espagnol, explique-t-elle; donc, c’est normal que je sois allée vers le côté latino. J’ai fait plusieurs séjours en Espagne. J’ai une certaine culture hispanique: pour moi, Philippe II d’Espagne ou Charles Quint, c’est aussi évident que Louis XIV. La "Puerta de Elvira", la Porte d’Elvire, qu’on retrouve dans le roman, est une image culturelle aussi évidente pour les hispanophones que peut l’être pour des francophones madame de Pompadour ou je ne sais quoi. Mais je ne connaissais pas le rapport entre l’Espagne et ses colonies, les tensions contemporaines, le mépris: les Latinos face aux Espagnols du vieux continent sont dans la même position que nous vis-à-vis des Français, et peut-être les Brésiliens avec les Portugais. Il y a la capitale, et les autres sont des provinciaux, même s’ils sont beaucoup plus nombreux! C’est aberrant.»
Pour une romancière dont toute l’oeuvre précédente était une ode à Montréal, ses quartiers, ses gens, son cosmopolitisme, on peut s’étonner du choix de Mexico comme lieu d’aboutissement de la saga commencée avec Maryse. Francine Noël, qui a son franc-parler, n’hésite pas à dénoncer les petites mesquineries qui ont favorisé ce choix. «J’étais écoeurée du commentaire des gens qui disaient que j’étais "locale" parce que ça se passait à Montréal! lâche-t-elle. Je trouve ça imbécile comme commentaire. Une oeuvre doit d’abord être d’un endroit avant d’être internationale; elle doit être incarnée, et je suis désolée mais je suis Montréalaise, je ne peux pas situer l’histoire à Osaka ou à Tombouctou ou à Paris. J’ai pris Mexico parce que je suis américaine, américaine du continent. J’adore le Mexique, j’adore les Mexicains. Mexico est une très grosse ville, c’est comme un creuset; il se passe des choses là, c’est comme le nombril de l’Amérique. Si quelqu’un ose dire que c’est local cette fois, c’est qu’il a la tête croche!»
La mort en direct
Au fil des pages de ce roman riche et dense, où fleurissent l’humour, la fantaisie et même la magie du Diable vert, ancien bar montréalais transposé dans la vie onirique de Mexico, rôde aussi la mort. Elle se manifeste sous diverses formes, comme la maladie qui mine progressivement la vie de certains personnages. La romancière dit avoir vécu au cours des dernières années de douloureuses pertes, qui marquent sa vision du monde. «Beaucoup de gens sont morts dans mon entourage, dit-elle. En 1988, un ami est mort subitement, et ça s’est mis à débouler. Je ne me suis jamais remise de ça. Je suis de bonne humeur, contente d’être en vie, mais ç’a été un tournant dans ma vie. Le sida nous entoure. Mais voir des étudiants mourir avant soi, tout ça mêlé aux crises cardiaques de gars de mon âge qui claquent à 48 ans, en plus des gens qui meurent du cancer dans des souffrances atroces, c’est difficile à supporter. Il y a eu aussi le décès de ma mère en 1992. Ç’a été des années très dures pour moi. La maladie, c’est quelque chose que j’ai toujours essayé d’éviter. J’ai dû faire face à ça. Parce que ça fait partie de notre vie, et je trouve qu’on a un rapport pas correct avec ça, comme avec la mort. J’ai été aidée dans mon rapport avec la mort par mon contact avec les Mexicains.»
Francine Noël est peut-être fragile, mais ne le paraît pas. «Ça ne m’empêche pas d’être effrontée, poursuit l’écrivaine, pour qui le succès critique et public est un stimulant. Heureusement que j’ai eu du succès parce que c’est sûr que je n’aurais pas persévéré», dit-elle.
Fière d’avoir fait une double carrière sans compromis, à l’université et en littérature, Francine Noël est optimiste, garde confiance en la nature humaine: «Il faut se battre de façon souterraine. Je ne pense pas qu’on gagne à jouer du côté des magouilles, du tripotage. Il ne faut pas avoir peur d’être combatif, sans prendre les armes; il y a toutes sortes d’armes. C’est beaucoup du côté du détournement, de la voie parallèle, de la marge. C’est pour ça que j’ai pris les bâtards: les bâtards sont ceux qui résistent, qui ne sont pas conformes; ce sont ceux par qui le changement peut arriver.»
La Conjuration des bâtards
de Francine Noël
Ce talent qu’a Francine Noël de parler de sa société, de poser un regard lucide, tendre et pénétrant sur ses contemporains, est une rareté dans le monde littéraire. Si Maryse et Myriam première ont tous deux représenté, au moment de leur publication, une sorte de bilan des années 70 et 80, avec leurs espoirs et désillusions, La Conjuration des bâtards fait le point, de façon magistrale, sur l’état du monde en cette fin de siècle.
On y entre un peu à tâtons, dans cet énorme bouquin, d’emblée interpellé par la foule de personnages présents, comme on retrouverait, après des années d’absence, une famille élargie qu’on ne peut pas avoir oubliée car elle nous a en quelque sorte façonné. Le clan, la tribu, la smala s’est agrandie, métissée, des enfants sont nés, d’autres ont été adoptés; et l’écrivaine les retrouve, changés mais intacts, toujours unis malgré quelques ruptures, des
départs, des fractures. Chacun a poursuivi son chemin, pour le mieux, pour le pire.
Dans un prologue montréalais de soixante-dix pages, l’auteure nous permet d’apprécier l’état des troupes. Elle introduit en particulier les enfants de Maryse et de Laurent: le fils, Alexis, dont on apprendra qu’il souffre d’une maladie dégénérative des yeux, et Agnès, leur fille adoptive, née Libanaise, arrachée à la guerre grâce à une combine irrégulière qui aura des séquelles. Un dangereux homme, trafiquant de tout, Jim Smith, dit Shitty Jim, fera trembler les parents adoptifs, ainsi que Bérénice, l’amie de Maryse, journaliste ayant assemblé tout un dossier compromettant sur Smith.
Ainsi, Francine Noël introduit un élément policier, nouveau dans son univers romanesque, avant de transporter tout son monde, ou presque, à Mexico, où chacun pour une raison différente assistera au Sommet de la Fraternité, inspiré de ces grands rassemblements tenus ces dernières années à Rio ou à Pékin. Maryse, romancière et auteure dramatique reconnue, doit y faire une conférence sur le métissage culturel.
Ce séjour dans la mégalopole surpeuplée et polluée sera marquant pour tous ces gens, plus qu’ils ne pouvaient s’y attendre. Et pour le lecteur, les chocs émotifs viendront aussi. Mais on se sera d’abord laissé séduire, divertir, instruire; on aura suivi le trajet de chacun et chacune; on aura partagé les émois, les désirs, les fous rires des enfants et de leurs adultes. Quelques scènes de bavardage philosophique sur l’avenir du monde, menées tambour battant dans des appartements surpeuplés où ont abouti pêle-mêle un Chinois, un Argentin, une Congolaise, d’autres Latinos et plusieurs Québécois, sont mémorables. D’abord amorcé dans un mode passablement réaliste, mais coloré et vif comme les personnages qui l’habitent, le roman glisse par moments dans un univers onirique assez «pété», lorsque les enfants, par hasard, se retrouvent au bar du Diable vert. Imaginaire et magique, l’endroit, hanté par des êtres virtuels plus vrais que nature, s’est transporté de Montréal à Mexico, mais se tient dans un monde parallèle. On peut y rencontrer certains morts célèbres, tel que René Lévesque, hommage en clin d’oeil.
Il se passe beaucoup de choses dans ce roman à la structure solide, aux dialogues mordants, au style direct et efficace. Francine Noël ne fait pas de littérature; elle fait vivre ses personnages, s’effaçant derrière eux, et nous met de plain-pied dans l’action. Ce qui n’empêche pas les envolées poétiques, philosophiques ou politiques, ni la drôlerie ou la tristesse. La Conjuration des bâtards apparaît dès lors comme un grand brassage d’idées, un état du monde perturbé d’aujourd’hui. On n’a rien lu de tel – mais dans un autre style -, depuis Soifs de Marie-Claire Blais. Cela se clôt comme il se doit par les célébrations du nouveau millénaire. Entre-temps, le livre de Francine sera le présent idéal pour Noël. Éd. Leméac, 1999, 518 p.