Jean Pierre GirardLes Inventés : La parole est d’or
Après plusieurs recueils de nouvelles, JEAN PIERRE GIRARD publie son premier roman: Les Inventés. Il nous raconte la genèse de ce récit où l’écriture et la quête d’un homme sont au premier plan.
Jean Pierre Girard ne choisit pas ses mots au hasard. Ce grand homme à la trentaine bien mûre, à l’allure bohème, se passionne pour le terme juste, quitte à vous laisser en plan au milieu d’une phrase. Il n’en est pas moins attentif à votre regard sur son oeuvre, à vos mots. Mais, en bon écrivain qu’il est, il n’a pas peur des silences.
Girard semble vivre 24 heures sur 24 dans la littérature. Il vous balance des citations (j’en ai compté cinq pendant une heure et demie d’entrevue), mais peut lâcher un sacre dans la même phrase. C’est un littéraire, qui ne se considère toutefois pas comme tel.
Mais ceux qui ont lu ses très beaux recueils de nouvelles (Silences, 1990, Espaces à occuper, 1992, Léchées, timbrées, 1993, Haïr?, 1997) savent que le souci de la phrase juste habite ses textes. Tout nouvelliste soit-il, Girard a également écrit un roman, Les Inventés, qui paraît ces jours-ci. Votre premier! lui dis-je, sûre de faire mon effet… «Pas du tout, laisse tomber nonchalamment Jean Pierre Girard. Il y a une différence entre écrire et publier. J’ai peut-être eu plus d’audace en ne publiant pas mes deux premiers romans, qui sont d’ailleurs dans mes tiroirs, c’est-à-dire: à leur place. Mais personnellement, je n’ai pas l’impression qu’il s’agisse de mon premier roman.»
O.K. Il ne parlera pas de ces deux autres livres qui dorment dans ses tiroirs. Mais longuement de celui-là, Les Inventés. Ce roman raconte une quête, existentielle, identitaire, masculine, oserai-je ajouter, sans vouloir le réduire à un ouvrage psychologique (on en est même très loin). Mais il reste que parallèlement au héros, nommé François, est évoqué un double: Freinki, pour Frankenstein, créature inventée par Marie Shelley; un homme nouveau, qui devait incarner progrès et lumière pour le futur de l’humanité.
Girard a tenté d’incarner en un héros ordinaire, cette quête. «François n’est pas capable de parler à sa mère, et c’est cette tentative que raconte le roman, d’ailleurs écrit comme à voix haute, sauf dans le dernier chapitre. Pour lui, passer de la voix masculine à la parole se fait par tâtonnements. N’importe quel prétexte est bon pour passer à la parole. Cette image de Frankenstein, c’est une façon de s’adresser à sa mère. Mais pour François, le passage à la parole est plus important que ce qu’il dit. Comme pour certains hommes du Nord de l’Amérique du Nord, la prise de parole est ardue…»
Mais Girard se méfie: pas question de faire de ce roman une thèse sur la condition masculine québécoise… «Jamais je ne laisserai mon livre être à la traîne d’une quelcoque vision. Je suis par contre d’accord avec la présence d’une image maternelle très forte, ça oui. Mais je ne veux pas que mon roman soit teinté par ma petite idée sur la question, ce serait tellement moche… Mais je ne peux nier qu’on est, avec ce roman, dans le "masculin silencieux", dont veut sortir le héros. La femme possède à la fois la parole et la vérité, mais l’homme ne peut posséder que la vérité: quand je regarde une femme dans les yeux et qu’elle me dit: "Ça y est, je suis enceinte", elle vient de faire de moi un père. C’est sa "vérité" qui me fait exister comme tel.»
La parole est certes au coeur du roman de Jean Pierre Girard. Mais il s’agit de quelque chose de plus grand que les mots, que la langue, que la prise de parole. «C’est aussi l’engagement, précise l’écrivain. C’est ce qui devient notre petite "vérité" quand on s’engage: on donne notre parole, et on la tient. Certes, il est question de langage, de verbaliser ce que l’on a à dire, mais il y a aussi cette notion très importante d’engagement à vivre ce que l’on nomme. La parole, c’est savoir que la personne qui vous l’a donnée ne vous trahira pas.»
Voyage au long cours
C’est aussi cela, la quête des héros de Girard. Pour lui, ce chemin qui construit les personnages (et nous tous) est bien plus important que ce qu’il y a au bout. «On croit toujours à une vérité comme s’il y avait une piste d’atterrissage à la fin de notre parcours, raconte-t-il. Pourtant, l’important, c’est le parcours, c’est ça la vérité – il y en a donc plusieurs. Comme François qui choisit quels morceaux de son passé et de son présent mettre ensemble… Et pour le lecteur aussi, il y a ce thème de la greffe qui s’impose: c’est à lui au fond de trouver son propre sens dans le roman. Nous, hommes et femmes, avons une prodigieuse capacité d’inventer, et de sélectionner dans le passé les événements qui donneront un sens à qui l’on est, à ce que l’on vit.»
L’un des axes du récit que nous conte Girard est le commentaire, en filigrane, distillé à petites doses, sur les mythes de la littérature. On trouve des allusions à Frankenstein, bien sûr, mais également à La Chanson de Roland, et à d’autres grands textes auxquels Girard rend hommage. «La littérature, le travail littéraire apportent toujours des réponses différentes aux questions que l’on se pose depuis si longtemps. Mais évidemment, les réponses d’aujourd’hui, fin de siècle et fin de millénaire, ne sont pas les mêmes qu’il y a mille ans. Pourtant, les questions des humains se ressemblent…»
Peut-être est-ce pour cela que Les Inventés ressemble à un corps à corps avec la littérature mais aussi avec l’écriture: la création du sujet, son élaboration, son devenir sont au premier plan du roman. Comme si l’écrivain luttait (amoureusement, quand même) avec les mots, les phrases, le sens, rendant parfois difficile la lecture du récit. Le choix de la forme romanesque n’y est pour rien, déclare Girard. «Je me suis beaucoup demandé si mon écriture allait changer, et au fond, je ne constate pas de changement. La façon de travailler le langage est la même; bien sûr, dans un roman, le projet a plus d’amplitude, mais comme dans la nouvelle, il s’agit d’éclairer le moment où ça bascule. Tout est donc en équilibre.»
Les Inventés
de Jean Pierre Girard
Voici l’histoire d’un homme qui en a gros sur le coeur. Un homme qui a perdu ses illusions d’enfant, puis son père, et sa main gauche dans un accident, puis la femme de sa vie, et tout ce qu’il lui restait d’amour pour sa mère. Voici l’histoire de François, né à la campagne, devenu un informaticien doué, qui voyage beaucoup, et partout, pour son travail; voilà pourquoi il ne se souvient plus de l’endroit exact où il a fait une rencontre pourtant déterminante («aux Seychelles, au Sénégal, peut-être en Thaïlande, c’est black-out, j’ai complètement oublié»). La rencontre d’un homme au passé mystérieux (était-il professeur? mécanicien?), capable de discourir de longues heures sur l’art africain ou d’analyser très savamment des chefs-d’oeuvre comme La Chanson de Roland ou Le Misanthrope.
Voici l’histoire d’un homme qui réfléchit beaucoup. Sur le sens de la vie, «le besoin viscéral de signifiance», «la somptueuse nécessité de croire». Un homme qui vit durement sa condition d’homme, croit-on comprendre, et qui en veut à sa mère d’avoir eu tant de pouvoir sur lui, son fils unique, et surtout sur son père. C’est à cette mère détestée que le narrateur des Inventés s’adresse, parfois très durement, tout au long de ce premier roman
de Jean Pierre Girard. À cette mère qu’il confiera cet étrange autobiographie qui prend tour à tour les formes de dissertation (le roman s’ouvre sur une longue analyse de la mythologie entourant la figure de Frankenstein), de serment, de sermon et de confession au cours de laquelle il nous livrera, au compte-gouttes, un peu de son passé, un peu de ce père, mort «à cause de ce que vous (sa mère) étiez dans sa vie, et de ce qu’il n’était plus dans la vôtre», et de la femme qu’il a tant aimée et perdue. Autant de personnages-clés dans l’histoire de François, et que, malheureusement, on ne connaîtra qu’à peine. On aurait pourtant donné très cher pour les voir vivre un peu, à commencer par le père, «homme de parole», personnage mille fois plus riche, plus intéressant que ce Charles rencontré on ne sait où et dont on ne comprend pas le rôle. On aurait eu besoin de les voir à l’oeuvre, de les sentir vivants, pour comprendre quelque chose au désarroi de François. Or, celui-ci, trop occupé à dire, à se dire, à «tenter de se dire», les laisse dans l’ombre de sa personne, et c’est, pour nous, un rendez-vous manqué.
C’est peu dire, que nous attendions ce premier roman de Jean Pierre Girard avec impatience. Le sprinter, l’auteur de récits brefs, incisifs, et parfois fulgurants, l’homme aux métaphores grisantes, aux phrases enveloppantes, aux idées qui jaillissent comme des saumons d’une rivière, qui marient le verbe cru et le lyrisme, l’instinct et la pensée pure, la poésie et le blasphème, se préparait depuis longtemps à cet exercice de coureur de fond. Or ici, dans l’étendue du roman, Girard nous perd, et ce, même après deux lectures attentives. Trop de pistes se croisent, trop de chemins se présentent, trop de thèmes sont soulevés, nous ne savons pas où nous allons, où veut nous emmener ce narrateur qui pourtant nous implore, comme il implore sa mère, de l’écouter, «simplement, cette fois. Et accusez donc humblement réception de mes innombrables gymnastiques, ajoute-t-il, y compris les un peu trop cérébrales à votre goût. Je passe où je peux, maman». Et nous? Éd. L’instant même, 1999, 291 p. (M.-C. Fortin)