David HomelL'Évangile selon Sabbitha : Au delà du bien et du mal
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David HomelL’Évangile selon Sabbitha : Au delà du bien et du mal

Que cache ce nouveau roman de DAVID HOMEL, où la religion est chose à pourfendre? L’écrivain montréalais s’y livre en tout cas à une ardente critique de l’Amérique, par une mise en scène de la subversion tous azimuts. La morale est-elle  sauve

Il y a quatre ans, quand nous l’avions rencontré à l’occasion de la sortie d’Un singe à Moscou, David Homel était déjà à tirer les grandes lignes de son prochain roman, qu’il s’en allait écrire dans une petite maison, à Nîmes. «Ce sera mon roman pour la fin du millénaire, promettait-il déjà. On attend toujours le Messie, n’est-ce pas? Tant qu’à attendre, pourquoi ne pas s’en inventer un?»

Le quatrième roman de l’auteur d’Il pleut des rats serait porterait donc sur le Messie. Un roman sur la mission, par le fait même, un thème récurrent dans l’oeuvre de David Homel. Une histoire où l’on voyagerait encore beaucoup, tout Messie qui se respecte étant tenu de répandre la bonne nouvelle autour de lui, mais «qui serait aussi une sorte de farce, assurait Homel, le sujet permettant toutes sortes de situations clownesques».

Pour un homme qui se dit «essentiellement un écrivain social», le thème était d’une richesse inépuisable. «Le Messie, c’est la propriété de tout le monde, l’inquiétude et la préoccupation de tous. Même si on n’appelle pas ça le Messie, tout le monde cherche à être délivré de quelque chose. De sa médiocrité, de la bêtise du voisin, des névroses qu’on a héritées de nos parents. Tout le monde cherche à être transformé.» Et tout le monde vit dans l’attente du miracle.

Ce que David Homel ne savait pas, c’est que son Messie serait en fait «une» Messie, qu’elle s’appellerait Sabbitha, qu’elle serait outrageusement belle, et qu’elle prônerait rien de moins que la subversion. Que son histoire serait une espèce de condensé amer des errements de l’Américaine du dernier quart de siècle, quelque chose qui ressemblerait à une descente directe aux enfers, à un lendemain de veille décadente avec gueule de bois carabinée.
Quatre ans après Un singe à Moscou, Homel nous revient donc avec ce roman qui nous brûlerait le bout des doigts si ce n’était de l’humour grinçant qu’il distille. Et du talent de ce portraitiste hors pair, peintre paysagiste, et critique social doué d’un sens de l’absurde qu’on ne lui connaissait qu’à l’oral. «Il y a, dans le thème du Messie, une logique bizarre qui m’a tout de suite attiré, raconte Homel. Disons qu’on attend le Messie – et beaucoup l’attendent, sous une forme ou une autre – et que le Messie arrive, que se passe-t-il? Le monde s’arrête-t-il? Qu’arrive-t-il à tous ceux qui se disaient prêts? Seront-ils tellement transformés qu’ils cesseront d’exister?»

Vivre sa vie
Né de parents juifs d’origine russe vivant à Chicago, qui parlaient yiddish entre eux, et anglais à leurs enfants, David Homel a grandi dans un univers paradoxal. «Dans la culture traditionnelle juive, le Messie joue deux rôles très importants, rappelle-t-il. Il est à la fois objet de crainte, et de rêves très contradictoires. Car on souhaite sa venue et l’on ne la souhaite pas, tout à la fois. On est très ambigus sur ce désir. On veut qu’il vienne, on exige son retour, on prie, on se purifie, mais en même temps, il ne vient jamais. Et c’est parce qu’il ne vient jamais qu’il devient alors objet de farce. Il y a au moins dix-huit mille
farces juives sur le Messie et sur l’attente. C’est typique de cette culture!»
Dans la famille du jeune Homel, on n’était pas à un paradoxe près. Si ses parents s’adressaient en anglais à leurs enfants, c’est qu’ils voulaient laisser derrière eux tout ce qui n’était pas américain, tout ce qui rappelait «les vieux pays», et les moments désagréables de l’histoire. «Or, pour ce qui était de s’intégrer, constate Homel, c’était un échec. Ils cherchaient l’intégration, mais ils n’avaient pas la personnalité de l’assimilé. Ils n’aimaient pas la société qui les entourait. C’était ce genre de conflit entre individuation et assimilation que l’on retrouve chez beaucoup d’immigrants. Ça m’a laissé avec le sentiment qu’on n’était pas vraiment américains – on était différents. Ce qui a provoqué en moi un très grand désir de laisser le monde de mes parents derrière moi. Ce monde timoré, qui avait toujours peur de déranger, de faire du bruit, de se faire remarquer.»

L’Amérique inquiète
C’est ainsi qu’Homel, à seize ans, quittait la maison familiale pour aller découvrir New York. Et qu’il allait entrer en collision avec l’Amérique des années soixante, celle de la libération sexuelle, de la contre-culture, de Woodstock et du flower power. «J’étais jeune, et romantique, et sentimental (je le suis toujours!), et j’ai vu des choses, à la fin des années soixante, qui m’ont vraiment marqué. C’était l’époque des love-in, des grands concerts de rock donnés en plein air, des grandes manifestations, et il y avait un côté cauchemardesque à tout ça. Souvent, les choses dégénéraient. Il y avait une sorte de clochardisation de la
jeunesse. Un jour, dans un grand parc, j’ai vu un hippie arriver devant une fille très belle et lui demander si elle voulait baiser. Ils ne se connaissaient pas du tout. La fille a répondu: "Pourquoi pas?" Et ils sont partis quelque part dans les buissons. C’était la chose à faire, à
l’époque. Je ne le contestais pas, mais il me semblait que ce n’était pas tout à fait "normal". Et je me disais: Pourquoi fait-elle ça? Qu’est-ce qu’elle peut ressentir? Elle veut se libérer, mais en cherchant cette libération, elle risque toutes sortes de maux.»

C’est un peu ce paradoxe que David Homel a voulu dépeindre, dans son Évangile selon Sabbitha. «On cherche la libération et on finit en esclavage. C’est à ce moment-là qu’on entre dans la comédie sociale, la critique sociale.» «Sa» Messie se libère, mais du même coup devient esclave de la foule. Elle règle ses comptes, détruit la société qui l’a jadis fait souffrir, mais, en même temps, elle arrive très près d’être elle-même détruite. «Au fond, c’est un livre où il y a une morale, admet Homel. Je ne suis pas contre le fait qu’on vive dans l’attente d’un monde meilleur, je crois que nous devons avoir ce rêve-là, cet idéal. Mais, en même temps, je ne peux pas vivre ma vie dans l’attente, je ne dois pas tuer ma vie à attendre, et exiger de Dieu qu’il résolve tous les maux. C’est là que ça devient folie.»
Cette idée d’accéder au paradis par la transgression plutôt que par la pureté, comme le prônent Sabbitha et Gazzara, celui qui a fait d’elle le nouveau Messie, elle est «vieille comme le monde, rappelle Homel. En Turquie, au milieu du XVIIe siècle (je pense que c’est en 1666 précisément), un homme s’est présenté comme étant le Messie. Il s’appelait Shabbatai Zvi, et clamait que nous allions faire venir l’ère nouvelle en péchant avec ardeur et imagination. Il n’était pas le seul. Il y en a eu d’autres au cours de l’histoire. Des philosophes qui prétendaient que nous avions le droit de briser toutes les lois, on avait ça dans les années 60. L’idée n’est donc pas de moi».

Il y a, pour l’auteur, critique et traducteur, deux genres d’écrivains: «Ceux qui écrivent toujours la même histoire, et ceux qui voyagent de livre en livre, des errants, comme moi, qui veulent tout explorer. Ceux-là écrivent presque toujours en réaction contre le livre précédent. Un singe à Moscou était un roman assez tendre, réaliste. Avec L’Évangile selon
Sabbitha, je voulais toucher au surnaturel. Dans mon prochain roman, je ferai quelque chose que tout le monde fait mais que j’ai toujours évité: raconter l’histoire d’un écrivain. Je travaille en ce moment sur un personnage de psychologue (ou de psychiatre, je ne sais pas encore). Un Serbe (mais un anti-Milosevic, ne vous inquiétez pas!) qui devient écrivain par la force des choses.» Après le Messie, le diable? Gageons que ce serait un diable aussi atypique que «sa» Messie, qui est, Homel l’affirme haut et fort, «la seule, et la première femme Messie dans l’histoire du monde, et la première à avoir eu l’intelligence de démissionner de son poste»!


L’Évangile selon Sabbitha
Quelque part au sud, sur la Côte-Est des États-Unis, il y a dix, vingt ou trente ans, Gazarra, un vieux colporteur juif, solitaire errant, sillonne un chapelet de petits villages isolés, décrépits, où survit encore une foi bougonne. Gazarra, vendeur itinérant de bagatelles mais aussi prédicateur, croit encore que le monde pourrait être meilleur. Une vie sans miracles vaut-elle la peine d’être vécue? Mais il se fait vieux, il ne peut assumer lui-même le rôle de sauveur de l’humanité. Et puis un jour, il croise sur sa route une jeune femme aussi belle que farouchement déterminée à se venger d’un passé marqué par l’inceste et l’abandon. Ensemble, ils rédigeront les bases d’un nouvel évangile, L’Évangile selon Sabbitha. Où l’on prône allégrement la transgression des lois divines. Déchirez-vous les uns les autres. Cocufiez votre prochain. N’écoutez que votre corps. Et soumettez-vous à toutes les tentations! Si les lecteurs de ses romans précédents, beaucoup plus réalistes, moins critiques, risquent d’être un peu déstabilisés par cette fable acide, ils se souviendront tout de même longtemps de ce personnage de colporteur, d’immigré, de juif errant, dans lequel David Homel a mis du sien. Et de ce mélange étonnant de drôlerie et l’horreur, de réalisme et de caricature, de métaphore et de critique sociale. Le dernier Homel sent le soufre et la fin du monde. Et préfigure, évangiles à l’appui, le déclin irréversible de l’empire américain. Traduit de l’anglais par Daniel Poliquin, Éd. Leméac/Actes Sud, 1999, 336 p.