Edwidge Danticat : La Récolte douce des larmes
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Edwidge Danticat : La Récolte douce des larmes

L’histoire se passe en 1937, sur l’île Hispaniola, alors divisée entre «Haïti l’Africaine et Saint-Domingue l’Européenne», entre «deux peuples différents qui essayaient de partager un territoire minuscule». Deux moitiés d’île qui arrivaient à peu près à faire un tout, jusqu’au jour où «le Generalissimo», Rafael Trujillo, dictateur de Saint-Domingue, décide qu’il y a trop d’Haïtiens venus sur sa partie de l’île couper la canne à sucre et servir de domestiques. Et que si on n’y voit pas, dans deux, dans trois générations, ses enfants et ceux de ses compatriotes «auront leur sang complètement teinté»…

Cet épisode meurtrier de l’histoire d’Haïti, qui a coûté la vie à 20 000 Haïtiens, Edwidge Danticat, elle-même née à Haïti en 1969, et partie vivre, dès l’âge de douze ans, aux États-Unis, en a fait un roman terriblement beau et triste. Un roman d’amour, celui d’Amabelle Désir, jeune Haïtienne travaillant à Saint-Domingue pour une femme qui était son amie, presque sa demi-soeur, jusqu’à ce que celle-ci ne marie un officier de la garde de Trujillo, et de Sébastien Onius, coupeur de canne à sucre «aux grandes mains dont les paumes ont perdu leurs lignes, effacées par les machettes à couper». Un roman de guerre, où les scènes de massacre, folles, à coups de machettes, de manches à balai ébréchés, de fusils, vous glacent le sang. Un roman de la mémoire, pour un peuple alors sans-papiers, incapable de prouver quoi que ce soit – la mort d’un proche, la possession de terres ou de biens – et que l’on devait croire sur parole.

«Je me suis toujours rappelé que c’est à toi de raconter ces histoires», écrit l’auteure du Cri de l’oiseau rouge (Pygmalion, 1995), s’adressant à sa mère, sa «manman, sa muse», dans les remerciements insérés à la fin du livre. «Oui, je me suis toujours rappelé que c’est à toi de raconter ces histoires – ainsi que toutes les autres – et non à moi.»

Or, en faisant un roman de ce passé «plus fait de chair que d’air», Edwidge Danticat a réussi à ne pas tout à fait trahir sa promesse, tout en assurant à sa descendance une survie à travers l’écriture, une écriture sans fioritures mais magnifiquement colorée, au pouvoir d’évocation extraordinaire. Traduit de l’américain par Jacques Chabert. Éd. Grasset, 1999, 334 p.