Elisabeth Roudinesco : Pourquoi la psychanalyse?
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Elisabeth Roudinesco : Pourquoi la psychanalyse?

La psychanalyse a-t-elle encore un sens dans notre société? L’historienne et psychanalyste ELISABETH ROUDINESCO livre ses réflexions dans un essai engagé, qui tire la sonnette d’alarme: étouffer la souffrance à coups de médicaments annihile la liberté individuelle.

On connaissait Elisabeth Roudinesco surtout pour ses deux gros volumes de l’Histoire de la psychanalyse en France ainsi que pour l’ultime biographie sur Jacques Lacan: Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, publiés tous deux chez Fayard.

Historienne de la psychanalyse, Roudinesco est de ces analystes que l’on peut entendre réagir à propos de tout et de rien, autant dans les pages du Elle français que dans le Télé 7 jours. Toujours prête à sauver les meubles de cette psychanalyse que l’on présente comme une science dépassée, cri d’alarme par-dessus cri d’alarme, Roudinesco se déguise sans hésiter en Albert Jacquard de la psychologie. Parce que cette fois, dit-elle, «ce n’est plus la psychanalyse qui est en danger, mais plutôt l’âme humaine».

Que nous dit-elle de nouveau? Elle s’interroge: pourquoi la psychanalyse, alors que la science a déjà démontré mille fois que des substances chimiques telles que le «Prozac et autres friandises du genre» sont capables de faire lever les symptômes qui font souffrir?

La question n’est pas sans intérêt. Roudinesco nous offre donc pour y répondre tout un regard sur notre société, la société de maintenant. C’est bien, les médicaments, «parce que la société dans laquelle nous vivons est insupportable», on l’entend partout. Mais d’un autre point de vue, cela réduit la liberté individuelle (compte tenu de la dépendance), puisque, par la suite, nous ne sommes plus armés pour affronter les problèmes de notre vie.

Que dit-elle encore? Qu’il n’est pas faux de penser que la société, depuis Freud, a énormément changé, et que la vieille psychanalyse peut ne plus répondre aux critères sociaux des années 2000. Roudinesco admet que le malade d’hier était l’hystérique; c’était sur lui que tous les médecins se penchaient. D’ailleurs, le jeune Freud a écrit d’abord là-dessus.

Aujourd’hui, cependant, le mal le plus répandu, celui dans lequel se réfugient des masses d’individus, c’est la dépression. À l’hystérique hanté par la mort et le sexe, en l’espace de quelque cinquante ans, s’est substitué un individu dépressif, soucieux d’éteindre en lui l’essence de tout conflit. Un individu peu combatif, pour ne pas dire lâche, préférant la paix à la défense de ses idées. «Dans notre société, on a de moins en moins le droit d’aller mal, dit-elle. On veut une société du bonheur absolu, de la jeunesse éternelle, du tout va bien même si tout va mal.»

En peu de temps, la société démocratique moderne serait passée de l’âge de l’affrontement à celui de l’évitement. De la guerre à la négociation syndicale. Du culte de la gloire à la valorisation des lâches. «Elle a tenté d’abolir l’idée de conflit.» C’est vrai qu’il est désormais mal vu de se battre ou de partir en croisade pour des principes. Nous transformons vite les héros de guerre en traîtres et portons toute notre attention vers les victimes. Ce sont elles, aujourd’hui, qui font les nouvelles au Téléjournal. Personne n’a plus le droit de manifester sa souffrance autrement que par un dévouement à la victime, d’où l’avidité avec laquelle on nous tient en haleine, ici, avec la situation catastrophique régnant dans nos hôpitaux québécois.

À défaut de lutter, on se transforme en pauvre victime. On n’existe plus à force de réussite aujourd’hui, pas plus qu’en se prenant d’enthousiasme pour le moindre idéal. On va même jusqu’à regarder d’un œil teinté de ressentiment celui ou celle qui continuera de vouloir mener sa carrière de Céline Dion ou autre coureur automobile à travers le monde.

Aujourd’hui, nous n’existons que lorsque nous sommes des victimes. «Mais la violence du calme est parfois plus terrible que la traversée des tempêtes», ajoute Roudinesco. L’homme n’entre plus en guerre contre le monde; son énergie, il la retourne contre lui, condamné à l’épuisement et à la morosité par l’absence de perspective révolutionnaire. Le discours social tente de nous convaincre de rester calmes. La dépression est l’histoire d’un individu qui ne se trouve plus de combat.

L’hystérie d’autrefois n’est donc pas disparue, elle est seulement de plus en plus vécue et traitée comme une dépression. «L’addiction est la nostalgie d’un sujet perdu.» N’ayant plus de projets de vie meilleure, le sujet abandonne. Il devient quoi? Exactement ce que l’on entend partout autour de nous: fatigué, affaibli dans sa personnalité, malade de mille et une allergies, de maux de dos, il vit une sexualité insatisfaisante, n’a plus envie de rien puisque la vie sans révolution ne mène nulle part.

Voilà surtout de quoi elle parle, Elisabeth Roudinesco. On ne trouvera pas ici de quoi exciter les théoriciens. Pourquoi la psychanalyse? n’est pas un livre de théorie, ni même un mode d’emploi, encore moins un pamphlet cherchant à nous vendre l’idée d’aller nous étendre sur un divan. C’est un livre «social» sans être de gauche, qui se lit bien, agrémenté parfois de quelques petits détails historiques peu importants pour le lecteur non initié aux déboires des mouvements psychanalytiques français et américains. Le chapitre de la fin élabore d’ailleurs une gentille critique sur les institutions psychanalytiques (universités et grandes écoles). Il fallait s’y attendre, quand on sait que la race des psychanalystes n’a jamais caché son amour pour les conflits, les disputes et la dissolution de leurs écoles: ce doit être en partie ce qui explique qu’il y ait si peu d’analystes dépressifs.

Bien que la deuxième partie du livre esquisse les grandes lignes de la théorie freudienne – passant en revue les événements de l’Histoire qui ont fini par accorder, en France, jusque-là sceptique, autant d’autorité à la science – le livre de Roudinesco parle aussi de ce que nous sommes. À ne pas ranger parmi tous ces petits livres rédigés par les plus grands noms de la cause psychanalytique, ces bouquins destinés aux étudiants et autres curieux désirant se faire rapidement une idée de la psychanalyse.

Roudinesco ressemble davantage, et pour la première fois depuis longtemps, à une femme inquiète et engagée. Le genre de femme aux prises avec de drôles de questions. Des questions du genre: «Pourquoi vit-on?» Elle se demande, encore aujourd’hui, si la vraie guérison, en analyse, n’est pas là, une fois de plus, où l’individu donne un sens à sa vie.

Pourquoi la psychanalyse?
Éd. Fayard, 1999, 195 p.