Gros MotsRéjean Ducharme : Mots de tête
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Gros MotsRéjean Ducharme : Mots de tête

RÉJEAN DUCHARME lance, dans son silence légendaire, un tout nouveau roman: Gros Mots. Quand Ducharme fait du Ducharme, mais en moins bon.

Gros Mots est un bon Réjean Ducharme, mais un roman pas très réussi. L’ouvrage est d’une approche difficile: on a besoin d’une bonne cinquantaine de pages avant de commencer à comprendre de quoi il retourne. Était-il cependant possible d’amorcer autrement ce récit réunissant un groupe de personnages qui ne cessent eux-mêmes de chercher à comprendre quelque chose à leur propre histoire?

Dans les environs de Lavaltrie, Johnny vit aux crochets d’Exa, une femme qui «a l’âge où [elles] s’épanouissent ou se fanent». Les liens qui les unissent sont si serrés qu’ils étouffent: «De vieux liens [qui] se réparent comme une plaie qui guérit.» Ils sont proches de la rupture, mais ni l’un ni l’autre ne semble prêt à faire les derniers pas. Johnny est «de plus en plus seul avec Exa de plus en plus soûle avec elle-même». Il se pointe tous les jours à la Brasserie pour téléphoner à la Petite Tare. Cette dernière est la compagne de Julien, le demi-frère de Johnny, qui n’est à peu près jamais auprès d’elle: «On n’a pas besoin de se voir, on s’aime par coeur…», explique-t-elle. De temps à autre, Johnny va la retrouver à Montréal, pour des rencontres dont le caractère oscille entre le touche-pipi et l’agace-pissette.

À l’occasion d’une promenade sur la rive du fleuve, Johnny déniche un cahier relatant «les travaux et les jours, on dirait, d’un impossible auteur, un complexé des grandeurs, un épris dont on n’a pas cru les cris trop forts en métaphores…». Johnny et la Petite Tare entreprennent de décrypter une à une les pages de ce cahier, lesquelles racontent des histoires qui font écho à celles qu’ils vivent: même carré de personnages, événements plus ou moins similaires, etc. Mais au lieu de se servir de ce miroir afin de comprendre un peu mieux leur histoire en la lisant sous un angle différent, la Petite Tare se met plutôt en quête d’indices aidant à retracer l’auteur du cahier – comme tant d’autres qui cherchent dans les romans de Ducharme ce qui leur permettrait de le reconnaître dans la rue…

Telle est, à gros traits, la trame du bouquin. Évidemment, Réjean Ducharme n’est pas du genre à faire dans les rebondissements et le suspense. Si on voulait vraiment tenter de résumer la teneur du livre, on pourrait dire que Gros Mots est un texte hanté par une seule, une grosse, une grande question. Johnny la pose au mitan du roman lorsqu’il se demande «s’il ne valait pas mieux ne rien dire si on ne pouvait pas dire je t’aime». Et il finira bien par le dire à l’une des deux femmes qu’il côtoie.

L’aspect le plus intéressant de l’ouvrage tient au fait que ce nouveau roman de Réjean Ducharme est quelque chose d’autre qu’un simple Ducharme de plus. Gros Mots se démarque nettement des ouvrages précédents. Entre autres parce que ses personnages d’éternels adolescents y prennent un sapré coup de vieux. Johnny le constate en réfléchissant sur les mots qu’il choisit pour parler de lui-même: c’était «la première fois que je me traitais d’homme, m’étant toujours considéré comme un gars». Et on n’a jamais autant baisé dans les pages d’un Réjean Ducharme. On ne s’y contente plus d’amours touchantes: on se touche! Et on n’y fait pas dans la dentelle; Exa, par exemple, en redemande, et elle a, comme on dit, des attentes: «[…] il faut la forcer un peu, être dominé par la passion, tenir violemment à la posséder, non la posséder violemment, et savoir jouer sur la nuance.»
Mais le plus remarquable est sans doute l’absence totale de personnages d’enfants. Tous les romans précédents de Ducharme en mettaient en scène; Gros Mots n’en présente pas un seul! Avec sa fragilité de «peau d’arc-en-ciel», la Petite Tare a quelque chose d’une femme-enfant; elle est cependant trop manipulatrice pour être une incarnation de la candeur. Il est certes un personnage que le roman auréole d’innocence, dont la simplicité et la sincérité introduisent dans le roman le seul être sympathique et attachant. Sauf que ce rôle de l’innocente petite fille ducharmienne est désormais tenu par Poppée, la serveuse topless de la Brasserie!

Gros Mots est un livre sombre et étouffant, malgré tout truffé de passages remarquables et de phrases savoureusement tournées. Et même moins réussi qu’à l’accoutumée, un roman de Réjean Ducharme vaut toujours mieux que la plupart des parutions de la rentrée.

Gros Mots
Éd. Gallimard, 1999, 311 p.