Le Maître de jeuSergio Kokis : Il était une foi
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Le Maître de jeuSergio Kokis : Il était une foi

Le Maître de jeu, huitième ouvrage de SERGIO KOKIS, livre une réflexion sur la morale dont nous avons bien besoin. Le roman gonflé d’un écrivain libre de sa plume.

Dans la production littéraire foisonnante que nous connaissons, un nouveau Sergio Kokis est toujours un moment excitant: ses romans sont forts, et l’écrivain a l’habitude de ne pas nous ménager: il aborde amours et passions (La Pavillon des miroirs, 1994, Negao et Doralice, 1995) avec la même verve qu’il livre ses réflexions sur l’exil ou la politique (Errances). C’est que Kokis est un homme d’idées autant que de création, ce que sont tous les grands écrivains. Il dit et écrit aussi ce qu’il pense, et provoque même parfois des polémiques (ce qui ne l’effraie pas), ainsi qu’il l’a démontré au cours d’échanges musclés avec le milieu de l’art contemporain qu’il a écorché dans L’Art du maquillage, roman qui dénonçait l’imposture dans l’art moderne.

Parallèlement au Kokis du Brésil, bouillonnant de verve créatrice, de personnages colorés, passionnés, charnels, il existe donc un romancier qui réfléchit tout haut. Qui plus est, il ose aborder de grandes questions existentielles (celles que nous nous posons tous), nullement intimidé par l’ampleur des thèmes choisis. Ce qui, en passant, permet aux lecteurs, souvent dépassés par les discours de spécialistes, de trouver écho à leurs propres questionnements. C’est un peu ce qui arrive avec ce Maître de jeu, qui met en scène Lucien, un personnage qui déclare être Dieu, et qui échange avec Yvan, un mortel découragé de la vie, sur les problèmes de l’existence terrestre.

Méchant contrat, puisque Kokis a osé faire un roman sur ce vaste sujet de la religion, des croyances, de la foi, du bien et du mal; bref, de la morale. Ivan est un théologien qui décide d’interrompre ses études supérieures, et qui écrit un livre à partir de témoignages de Tiago, un ami qui fut prisonnier politique et subit la torture dans un pays d’Amérique latine.
Ivan lit et réfléchit sur ces confidences, quand il fait la rencontre de Lucien. «Il ressentait un malaise grandissant devant cet étranger qui s’imposait avec une telle désinvolture, au-delà de toutes les convenances, et qui avait l’air de vouloir le tenir captif d’un malentendu.» Tous deux entretiendront un dialogue philosophique, dans la plus pure tradition du dix-huitième siècle, et sans aucune préciosité. «-À propos, Lucien, est-ce que le concept de liberté est dans votre dictionnaire? interrompit Ivan sans lever les yeux de ses papiers. – Bien sûr, c’est un concept indispensable car il est le corollaire de celui de la mort. Les êtres humains savent qu’ils meurent, donc ils sont libres. (….) Ou crois-tu que c’étaient des idiots, les gens qui allaient voir les filles de joie? C’étaient des joueurs, à leur façon, et la cagnotte sexuelle a toujours été très prisée. (…) lis aussi ce que dit Sartre, l’écrivain français, sur la liberté en situation, dans L’Être et le Néant. C’est ce qu’on a écrit de plus limpide sur la question. Si limpide que cet écrivain-là en a été ébloui lui-même, effrayé par la solitude de sa propre conscience aristocratique.»

Éros et Thanatos figurent au copieux menu du Maître de jeu, vus à travers le spectre de la philosophie, que Kokis réussit toujours à rendre palpable, compréhensible, pragmatique. Bien sûr, si l’on connaît bien les textes ou les penseurs qu’il évoque (Thomas d’Aquin, Nietzsche, Montaigne, et d’autres), on retire bien plus du roman – sinon, c’est toujours ça de pris, on ne perd pas son temps.

Bien que le personnage de Lucien, ni Dieu ni Diable, mais les deux à la fois, soit exotique, lui qui boit du scotch et se gave de cornichons et de mets chinois, c’est à Tiago, ce révolutionnaire usé par la vie et la cruauté des hommes que l’on s’identifie le mieux. Parce que la torture peut être une métaphore sur la condition humaine (la souffrance, la pauvreté, la maladie), Tiago représente la ferveur, l’idéalisme, la bonté. Ne voulait-il pas faire la révolution pour le bien de ses semblables? Pour leur donner une dignité, une liberté? Et pourquoi un homme doit-il payer de sa vie ses bonnes intentions?

C’est tout le dilemme de la morale que décrit le récit de Kokis, confrontant le bien et le mal, comme nous, qui y faisons face (dans notre vie, dans celle des autres, ici ou ailleurs dans le monde), en long et en large, chaque jour.

Un grand roman que ce Maître de jeu? Pas nécessairement. Sur le plan littéraire, il n’est sans doute pas le plus réussi de Kokis, dont l’écriture manque parfois de raffinement. Mais c’est un livre qui fait du bien, et qui vous reste dans la tête après avoir tourné la dernière page.

Le Maître de jeu
Éd. XYZ, 264 p.