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La SF au féminin : Femmes de rêves

Depuis quelques années, la science-fiction est un domaine de plus en plus féminin. Il n’y a pas que Xena, princesse guerrière, qui ravage les écrans de télé, mais aussi des romancières, dans l’ombre, qui construisent de nouveaux mondes. Regard sur la SF des femmes.

Si le roman dit classique est le lieu de l’imaginaire, le genre de la science-fiction l’est encore davantage. Souvent le résultat d’un processus de renversement, on y trouve plus de justice sociale, ou alors, de bien mauvais présages pour le genre humain. Selon Gloria Escomel, professeure de littérature et de fantastique au Québec depuis vingt ans, le nombre de filles qui s’intéressent à la science-fiction est en hausse. Alors qu’elles préféraient traditionnellement la littérature fantastique, ce sont aujourd’hui les garçons qui privilégient ce genre. Peut-être se reconnaissent-elles enfin dans la science-fiction?

Selon Élisabeth Vonarburg, l’une des chefs de file de la SF dans le monde francophone, cette dernière aurait un effet de catharsis: elle permet d’échapper à la colère et au désespoir en imaginant des mondes parallèles au nôtre, ou qui en divergent. «La SF permet, pendant un moment, de vivre la différence, explique l’auteure des Chroniques du Pays des Mères. Cela permet aussi de sortir de la boîte "ici et maintenant" et d’y revenir ressourcé. Il ne s’agit pas vraiment d’utopie, ni d’imaginer la société idéale. Mais de se donner des outils pour penser la possibilité des changements, leur "désirabilité", et aussi leurs conséquences. Pas seulement pour les femmes, du reste. On pense global!»

Gloria Escomel abonde dans le même sens. «La SF permet de réfléchir, de construire une sorte de "laboratoire" conscient et inconscient et de se demander:
*"Est-ce que notre condition de femme aurait été différente dans une autre société?".» Escomel précise que pour écrire de la SF, il faut se projeter dans le futur, bien sûr, mais il y a un hic. «Le problème, c’est que l’imaginaire, le véritable, total, n’existe pas: on imagine toujours à partir de ce qu’on connaît.» Francine Pelletier, auteure de la trilogie Nelle de Vilvèq, Samiva de Frée et Issabel De Qohosaten est tout à fait d’accord avec cette observation. «Comme créatrice, on réagit à ce qu’on lit, à ce qu’on voit dans l’actualité. Ça nous donne des idées d’histoires et, forcément, on projette, on s’amuse à jouer avec le monde, ses différentes composantes, pour voir ce que ça donnerait….»

La SF du cour
Pour Gloria Escomel, tous les romans de fantasy et de SF écrits par des femmes réfléchissent davantage que ceux des hommes – exception faite des Québécois – sur les rapports de sexes, sur la condition masculine et sur les relations humaines. Selon elle, les hommes se projettent davantage dans des scénarios où la société est vue comme un système et où la psychologie de l’individu réagit à ce système. «Quand je lis Esther Rochon, Francine Pelletier ou Élisabeth Vonarburg, ajoute Escomel, j’ai l’impression que ces femmes-là s’intéressent davantage à la psychologie des personnages, bien sûr réagissant dans un système, mais à travers leur psychologie à elles, en tant que femmes.»

Mais qu’est-ce qui rend les auteurs masculins québécois si différents des autres? «Je ne saurais pas l’expliquer, observe Escomel, mais je peux citer comme exemple Daniel Sernine, qui a toujours été très conscient des minorités dans ses romans. Il donne des rôles intéressants à des femmes, à des homosexuels, comme si c’était quelque chose allant de soi dans la société qu’il crée. C’est la même chose pour les écrivaines; elles donnent aux femmes des rôles qui vont de soi dans leur société et, peu à peu, le miroir s’inverse: c’est ce qu’a fait Élisabeth Vonarburg dans les Chroniques du Pays des Mères. On est dans un pays où les femmes sont majoritaires à la suite d’une catastrophe; puisqu’il y a une majorité de femmes, le "elles", au pluriel, s’est généralisé, et la narration se fait toujours au féminin.

D’ailleurs, l’utilisation constante du féminin n’est pas du tout grotesque. Au contraire, cela a un effet subversivement lent où, tout à coup, on n’est plus dans le même monde, juste à cause d’un petit truc de grammaire.»

Guerre et paix
Les technologies, les descriptions d’appareils et l’utilisation de gadgets sont généralement plus présentes dans la science-fiction écrite par des hommes. «Dans les rencontres entre auteurs, lance Francine Pelletier, je me rends compte que les gars ont une préoccupation beaucoup plus technologique que les filles. Tandis que pour moi, ce qui est important, ce sont les êtres humains et leurs réactions, leurs traits de caractère. Dans le résultat final des histoires d’Yves Meynard, de Joël Champetier, de Daniel Sernine et d’Alain Bergeron – qui ont tous une formation scientifique, excepté Sernine – certains personnages ont une grande sensibilité: n’empêche qu’ils écrivent des histoires plus scientifiques (par leur structure, leurs thèmes, etc.).» De son côté, Élisabeth Vonarburg racontait ,à propos de Tyrannaël, qu’elle a d’abord inventé un autre monde: ce n’est qu’après qu’elle est allée vérifier avec un conseiller scientifique si tout ça se tenait. Il lui a permis de constater que ce qu’elle avait inventé de façon intuitive était vraisemblable. Selon Gloria Escomel, les auteurs SF de la période classique étaient très soucieux de la vraisemblance de leur projection technologique.
«Maintenant, il me semble qu’ils le sont moins, que ce qui compte, c’est le résultat.»

Existe-t-il, dans la SF, un équivalent littéraire du phénomène Xena, princesse guerrière (bien que cette héroïne soit issue du fantasy), devenu une série-culte aux États-Unis? Les féministes américaines sont très fières de leur nouvelle icône, qui sait se battre, tuer, et rester sensible. Les Québécoises ont peut-être, elles aussi, des héroïnes qui se cachent dans les pages de nos romans SF. «Disons qu’ici, on n’a pas remplacé le macho par une guerrière, répond Pelletier. Ce qu’on va chercher dans la littérature, c’est plutôt une société où les gens se parlent et se comprennent, essayent de régler leurs problèmes.»

Selon Vonarburg, l’évolution de la science-fiction a accompagné celle du féminisme en général. «Je dirais même que la SF des femmes a tendance à devancer un peu la réflexion théorique féministe. Mais c’est une des caractéristiques de l’art d’écrire que d’être un peu "voyant" sur les bords.» Cela n’a rien à voir avec la prophétie ni même la prospective, selon l’écrivaine, «mais plutôt avec la capacité d’avoir des antennes particulièrement sensibles à l’air du temps». Gloria Escomel estime qu’on ne peut pas parler de mouvement féministe mais plutôt de son influence sur les femmes créatrices. «Mis à part le rôle qu’elles donnent aux héroïnes et des situations dans lesquelles elles les placent, la condition féminine est interrogée et valorisée dans une certaine mesure.» Cette place faite aux femmes dans le roman de SF se traduit d’ailleurs par un regain d’intérêt des filles pour le genre, comme le signalait l’enseignante; Francine Pelletier, qui rencontre souvent de jeunes lecteurs, est du même avis. «C’est aussi ce que j’ai constaté dans mes tournées des écoles: au fil de mes rencontres, j’en suis venue à la conclusion que les romans écrits par des femmes, mettant en scène des héroïnes, les rejoignaient comme lectrices.

Mais le plus intéressant c’est que cela n’ennuie pas pour autant les garçons parce qu’ils retrouvent dans le roman le côté aventure qu’eux préfèrent.»

Les femmes ont-elles conquis ce monde d’hommes qu’était jusqu’à maintenant la science-fiction? «J’ai déjà entendu dire que lorsqu’une profession est délaissée par les hommes et investie par les femmes, c’est qu’elle est sur son déclin, laisse tomber Francine Pelletier. Le fait qu’il y ait plus de femmes intéressées par la SF est-il un signe de son déclin? Je crois plutôt que ça coïncide avec une redéfinition du genre; la frontière entre SF, fantasy et fantastique est de plus en plus mince. Mais le phénomène est sans doute trop récent pour être analysé…»


Le futur au féminin

Chroniques du Pays des Mères
d’Elisabeth Vonarburg

Élisabeth Vonarburg est née en 1947, en France, et vit au Québec depuis 1973. Elle figure parmi les plus grands auteurs de SF québécoise, mais également francophone. Ses Chroniques du Pays des mères ont paru en 1992 (mais l’auteure y travaillait déjà en 1978!), et sont republiées cette année en édition-poche. Second roman de Vonarburg (après Le Silence de la Cité, 1981, rééd. en 1998), elles constituent sans doute un classique de la SF féministe. Dans ces Chroniques, l’auteure a imaginé un monde composé presque uniquement de femmes, où les rares hommes servent à des fins de reproduction.

Non, vous n’êtes pas dans un futur Québec matriarcal (certains se rongent déjà les sangs!) mais dans un univers étonnant, dominé par des femmes et souvent malgré elles! Lisbeï, que l’on découvre à l’âge de cinq ans, est promise au pouvoir, et mènera une quête des origines; c’est au cours d’étapes initiatiques qu’elle apprendra d’où elle vient au fur et à mesure que se révèle le passé du Pays des Mères. Sa recherche a lieu dans un pays plein de secrets, de mystères, de décors gothico-futuristes, de personnages aux noms étranges (Morreï, Méralda, Tula, Garrec, Ricia, Fénora, etc.). Si l’univers qui nous est présenté peut dépayser, on s’attache très vite à Lisbeï, à sa pensée, ses révoltes, son humanité. Ces Chroniques décrivent un monde inventé, tribal, foisonnant, que l’auteure conjugue au féminin (on fait des enfantes, par exemple), ce qui contribue à créer cet effet d’étrangeté dans lequel on est plongé. Amours, politique, génétique, mémoire, filiation sont parmi les thèmes développés par ces Chroniques particulières. À découvrir. Éd. Alire, 1999, 625 p. (P. N.)


Petit guide du néophyte
Si vous ne connaissez rien à la SF québécoise, mais avez le goût d’en découvrir les arcanes, voici quelques repères:

Solaris
Elle existe depuis 25 ans, cette revue autrefois appelée Requiem, et qui paraît quatre fois l’an. Dirigée par les auteurs Yves Meynard et Joël Champetier, Solaris a permis à la SF québécoise de se donner une tradition, de former un corpus, et de lancer des écrivains qui, sans elle, n’auraient pas trouvé de public. Si vous voulez en savoir plus: tapez www.imagene.net/solaris/

Astronef Magazine
Un site Web fait ici, bourré de liens vers d’autres sites intéressants. Astronef, dans une mise en pages vivante et conviviale, met en commun des ressources documentaires sur le cinéma, la télévision, la littérature, et constitue une bonne piste de décollage pour quiconque veut s’initier à la SF.
www.afm.infini.net/

Site des éditions Alire
Non, ce n’est pas de la pub gratuite! Alire est une maison québécoise spécialisée dans la SF, le fantasy, l’espionnage, le polar; bref, ce qu’on appelle la paralittérature. Ce site propose plusieurs liens vers les pages Web d’auteurs connus et de nombreuses ressources documentaires. C’est, disons-le, incontournable.
www.alire.com

Au Salon du livre de Montréal
La réalité dépasse-t-elle la fiction dans le roman policier et la science-fiction?

C’est le titre d’un débat se déroulera pendant le Salon du livre de Montréal, soit le vendredi 19 novembre, à 15 h 45. Parmi les invités, Jérôme Élie, Kathy Reichs et Élisabeth Vonarburg; celle-ci se confiera également à Gilles Archambault le dimanche 21 novembre, à 17 h, au sujet de son livre Le Silence de la Cité.

Info SLM: 845-2365 ou www.slm.qc.ca


Les incontournables de la SF au féminin
selon Gloria Escomel

Vers 1975, Pamela Sargent, une des premières anthologistes d’ouvres de SF écrites par des femmes, évaluait que celles-ci ne représentaient que 10 à 15 % de l’ensemble des auteurs. Sont-elles plus nombreuses aujourd’hui? Plus visibles, en tout cas: elles n’ont plus besoin de pseudonyme masculin pour «passer la rampe»!

Doit-on rappeler que c’est une femme, Mary Shelley, l’épouse du poète romantique anglais, qui a écrit Frankenstein, précurseur du genre, en 1818? Que sous le nom de Francis Stevens, se dissimule Gertrude Bartows, auteure d’un des premiers romans à traiter des temps et des mondes parallèles, The Heads of Cerberus, en 1919? Que sous les énigmatiques initiales de C. L. Moore, se cache une Catherine, dont le prénom n’apparaît en toutes lettres qu’avec son dernier roman, La Dernière Aube, en 1957, après bien d’autres pseudonymes, qui signent des ouvres écrites en collaboration avec son mari, Henri Kuttner?

La SF des années 60-70 aux États-Unis nous fait découvrir des points de vue inhabituels, où parmi d’autres «minorités» – Noirs, Amérindiens, écologistes, pacifistes, psychédéliques – les auteures féministes repensent les structures sociales qui découleraient de nouvelles répartitions des rôles ou «genders»: Ursula Le Guin qui, dans La Main gauche de la nuit (1969), conçoit une humanité changeant de sexe, au gré de ses attirances pour un individu de sexe provisoirement opposé; Joanna Russ (And Chaos Died, 1970) qui jongle avec des sociétés essentiellement constituées de femmes, mais aussi avec des voyages dans le temps; Kate Wilhelm dans Le Temps des genévriers (1979) et La Couvée Huysman (1986), qui nous inquiète en nous présentant les aberrations que les nouvelles technologies de reproduction et les manipulations génétiques pourraient produire… Autant d’auteures pour qui la biologie, l’écologie, l’anthropologie, la sociologie remplacent les sciences «pures et dures» sur lesquelles se basaient les spéculations antérieures.

Marion Zimmer Bradley nous présente «l’envers du décor» – féminin – des cycles arthuriens et des chevaliers de la Table ronde avec Les Dames du Lac et Les Brumes d’Avalon (1982), qui relèvent davantage de la fantasy; mais d’autres cycles – celui d’Hastur – oscillent entre le space opera (qui met l’accent sur les gadgets et les technologies) et la science-fiction.

Cette tendance à brouiller les frontières entre les genres semble se manifester de plus en plus chez les auteures québécoises de SF: qu’il s’agisse d’Esther Rochon, avec L’Espace du diamant (1990), dernier de la trilogie commencée par En hommage aux araignées (1974, épuisé mais repris sous le titre L’Étranger sous la ville, en roman jeunesse, 1987); ou avec Coquillage (1986), gigantesque métaphore de la plénitude sensuelle; d’Élisabeth Vonarburg qui, avec une écriture poétique, aborde transformations ou créations génétiques, voire artistiques (Janus, 1984, Le Silence de la Cité, 1981 et Chroniques du Pays des Mères, 1992). De son côté, Francine Pelletier invente des univers plus sombres, où se retracent les luttes de femmes en quête de leur autonomie, comme dans Nelle de Vilvèq (1997). (G. E.)