

Librairies indépendantes : Tourner la page?
La création d’un géant du livre formé de Renaud-Bray, Garneau et Champigny a fait souffler un vent de panique chez les libraires indépendants. Certains dénoncent des pratiques douteuses dans le réseau de la distribution, tandis que d’autres préconisent la revalorisation du métier de libraire. La solution? Se démarquer les uns des autres.
Carle Bernier-Genest
Photo : Benoît Aquin
Le nouveau Renaud-Bray n’existe que depuis trois mois, trop peu pour qu’il ait commencé à bouleverser le marché. Pierre Renaud, le président, l’avoue franchement: «Nous en avons encore pour un an pour terminer l’intégration.» Il serait difficile d’aller plus vite, le conseil d’administration ne s’est réuni qu’une fois depuis la fusion. De toute façon, la période n’est pas propice aux changements puisque la saison forte de l’année commence à peine…
Les inquiétudes nées avec la fusion restent toutefois entières. La première concerne la possibilité d’une guerre de prix entre Archambault et Renaud-Bray. Les magasins de Quebecor sont très agressifs, allant jusqu’à offrir des rabais de 20 % sur certains bons vendeurs. Malgré la pression, Pierre Renaud se veut rassurant. «Je l’ai dit, on ne fera pas de guerre des prix. Je suis président, donc si c’est ce que je dis, c’est ce qu’on fera!» Avec une marge bénéficiaire moyenne de 0,8 %, aucun libraire indépendant ne pourrait survivre à long terme s’il changeait d’idée…
Avec la fusion, l’entreprise est aussi devenue propriétaire de Sogides, un distributeur de livres qui détient un quart du marché québécois. La librairie L’Androgyne, spécialisée en littérature gaie et féministe, a été la première à tirer la sonnette d’alarme. «J’ai reçu le livre Éloge de la diversité sexuelle deux semaines après Renaud-Bray. On m’a dit que c’était une erreur humaine…», raconte France Désilet, la propriétaire. Plus troublant, plusieurs librairies indépendantes sont en rupture de stock pour le nouveau Larousse, un gros vendeur. Yvons Lachance, copropriétaire de la librairie Olivieri, s’étonne: «Renaud-Bray en a des piles alors que nous n’en avons plus depuis trois semaines! Il fallait s’y attendre. Il y a un problème de conflit d’intérêts quand tu distribues et vends en même temps.»
Un conflit que ne voit pas Pierre Renaud. «Ils peuvent bien devenir paranoïaques et s’imaginer que nous sommes démoniaques, mais la séparation entre nos activités de libraire et de distributeur est complète.» Françoise Careil, la propriétaire de la Librairie du Square, avance une autre hypothèse. «Nous voyons déjà un problème dans la distribution et il va s’aggraver parce que, pour un distributeur, c’est bien plus facile d’envoyer cinq cents copies à un libraire que dix à cinquante libraires indépendants. Nous nous retrouvons donc dans une situation où les distributeurs attendent les retours des grandes surfaces pour nous fournir.»
La guerre des prix appréhendée et les problèmes de distribution qui ont débuté ne sont rien à côté de la peur que Renaud-Bray fasse un jour faillite. En 1996, l’entreprise s’était mise sous la protection de la loi sur la faillite, ce qui a coûté très cher à toute l’industrie du livre. Deux ans plus tard, c’était Champigny qui fermait trois succursales… France Désilet, de L’Androgyne, ne mâche pas ses mots. «Ils appliquent actuellement la même recette qui les a déjà amenés au bord de la faillite!»
Un électrochoc bénéfique
Les librairies indépendantes ont décidé de ne pas attendre de voir ce qui se passera dans le futur pour réagir. «L’annonce de la fusion, appuyée financièrement par le gouvernement, a conscientisé beaucoup de gens à l’importance d’acheter chez les libraires indépendants. Le premier mois, mes ventes ont été beaucoup plus élevées qu’à l’habitude. Mais je ne sais pas si ça durera…», raconte Françoise Careil. Cette réaction a quand même permis à bien des libraires de reprendre confiance.
L’arrivée de la librairie L’Écume des jours dans le Mile-End a aussi fouetté les indépendants. Ouverte il y a un mois, cette librairie de quartier entend jouer activement un rôle d’animateur culturel local. Roger Chénier, le copropriétaire, explique «Il y a encore de la place. Dans le quartier, les gens sont extrêmement contents que nous soyons là. Il y a bien un Renaud-Bray à quelques pas, mais on ne peut pas avoir un sentiment d’appartenance avec une librairie comme celle-là.»
L’action se joue aussi à un niveau plus général. L’Association des libraires du Québec a profité de sont trentième anniversaire pour faire avancer l’idée d’un regroupement de services. La semaine prochaine, l’Association terminera une série de colloques régionaux, dont la conclusion sera probablement de mettre sur pied ces services. Robert Leroux, le président, ajoute «Nous sommes aussi en discussion avec le ministère de la Culture pour ce qui est de notre présence sur Internet. Le choix du modèle est assez avancé et nous devrions pouvoir lancer notre site d’ici un an. Nous ne souffrons pas encore de la vente par Internet, mais nous voulons nous assurer que ça n’arrivera pas.» Car si les Québécois sont frileux en ce qui concerne l’achat en ligne, ça n’empêche pas Renaud-Bray de faire plus de 18 000$ de ventes par mois avec son site.
L’Association des libraires lancera aussi dès cet hiver une grande campagne médiatique pour valoriser le métier de libraire. «Nous aimerions que ce métier soit reconnu, ce qui n’est pas le cas actuellement. En France, les libraires doivent passer par l’université! Ici, nous voulons qu’il y ait une formation au cégep, raconte Robert Leroux. Il y a eu des études sur la question, mais le ministère de l’Éducation n’avance pas très vite.»
Les initiatives se multiplient, ce qui n’empêche pas que depuis quelques années, pour chaque librairie qui ouvre, deux ferment. «Espérons que nous arriverons bientôt à la fin de ce mouvement!» conclut Robert Leroux.
Guerre des prix
Le Sommet de la lecture et du livre de 1998 a été l’occasion pour le gouvernement québécois de créer un comité de réflexion sur la situation des librairies. Au début de l’été, après maintes luttes intestines, ce comité a remis un rapport fort décevant. «La seule recommandation a été de demander au gouvernement de faire respecter la loi 51 qui protège en partie les librairies. C’est ridicule, elle existe depuis des années et elle est régulièrement bafouée. Le milieu du livre est géré comme une république de bananes!» s’exclame Yvons Lachance.
Le copropriétaire de la librairie Olivieri fait partied’un nouveau comité, formé en octobre dernier par la ministre de la Culture, Agnès Maltais, pour aller plus loin dans la réflexion. Présidé par Gérald Larose, tout laisse croire qu’il remplira effectivement son mandat.
Le cheval de bataille de l’Association des libraires y sera très simple: la réglementation des prix. Même Pierre Renaud l’affirme «Il n’y a pas trente-six mille solutions: s’il y avait un prix unique pour les six premiers mois suivant la sortie d’un livre, ça réglerait 90 % des problèmes.» Et ce 90 % se situe chez les grandes surfaces – pour qui le livre n’est qu’un produit parmi tant d’autres -, qui font baisser les prix des meilleurs vendeurs. Ce qui empêche les librairies indépendantes de profiter de ces ventes faciles pour financer les sections moins payantes.
Robert Leroux va même plus loin, en proposant que les grandes surfaces reçoivent les nouveautés deux mois après les librairies. «Leméac l’a déjà fait, mais sur une période plus courte de trois semaines. Dans ma librairie, je voyais très bien l’impact de cette mesure. Personne n’ayant suivi cet exemple, Leméac a fini par abandonner.»
Les solutions existent, donc, mais quelles que soient les conclusions du comité Larose ou les actions des libraires, il y a un acteur qu’on oublie, estime Françoise Careil: «Ce seront toujours les gens qui achètent des livres qui auront le dernier mot…»