Il avait les mots pour pays, mais lorsqu’il s’assoyait devant sa machine à écrire, il n’était jamais une fois, il n’y comprenait rien, peut-être était-ce le contact froid des touches, ses doigts n’arrivaient pas à rendre les mots qu’il avait là dans la tête, c’était comme une défaillance devant son destin, une douloureuse incertitude de ne plus pouvoir rien composer, une terreur subtile de ne plus transmettre ses sentiments sur la page blanche, une peur panique de ne pas être à la hauteur, un rendez-vous qu’il savait raté d’avance, un de ces jours ensoleillés où l’on ne voit sortir que les ombres comme si le temps ne trottait plus à sa montre, comme s’il voulait jeter une bouteille à la mer mais ne se rappelait plus où sont les océans, comme si l’avenir n’avait plus de passé, comme si le futur n’était plus ce qu’il était, il n’arrivait plus à retrouver le coeur des choses, les mots ne passaient plus dans le tamis, ils se perdaient dans le silence, il savait que l’oubli est un profond précipice où s’engouffrent les phrases dont on ne se rappelle jamais, il ne sentait que le métal du clavier, comme s’il avait mis le cran d’arrêt sur son inspiration, l’inspiration qui est le carrefour de la vie et de l’imagination, pourtant les mots étaient toute sa vie, il lui fallait prendre son courage à deux mains, composer à son corps défendant, réintégrer les apparences, nettoyer les circonstances, s’imposer les efforts, monter au bord du ciel, ne plus chercher juillet en décembre, déguster la saveur du jour, marcher au milieu des eaux, se décider à reprendre les chemins de mots, car tous les chemins mènent à Rome, tous les fleuves vont à la mer, tous les bateaux se jettent à l’eau, toutes les nuits mènent aux jours, mais il lui semblait que son cerveau tournait trop vite, que les bonheurs d’expressions fusaient comme des feux d’artifice, que ses mains n’arrivaient pas à suivre, mais comment faire pour que son cerveau ralentisse et laisse aux mots le temps d’arriver à ses mains, comme quelqu’un qui part à pied trouver son bonheur, comme quelqu’un qui cherche encore le commencement du monde, mais comment faire pour qu’une histoire s’installe dans les pages, car il en connaissait des histoires, des histoires d’amoureux dont le regard brûle l’âme, des histoires qui s’écrivent à même la peau, des histoires qui pleurent toutes les larmes du ciel, des histoires qui s’installent dans chacun de nos gestes, des histoires qui ont le visage du silence, des histoires de nuits qui se déplient et de jours qui se referment, des histoires qui savourent l’espace, des histoires qui possèdent la force tranquille du bonheur, des histoires qui se feraient entendre malgré le bruit du monde, des histoires qui dessinent des arabesques de lumière, mais les phrases n’arrivaient plus à se former, elles restaient incomplètes, comme des caresses abandonnées en cours de route, elles n’avaient plus le sens qu’elles devaient contenir, elles allaient vers d’autres rendez-vous, elles quittaient sur la pointe des pieds, elles couraient hors du temps, elles prenaient le large, elles s’en allaient en exil sans souffler mot, elles parcouraient une rue ou des années-lumière, elles changeaient d’adresse, elles allaient là où la main de l’homme n’a jamais mis les pieds, et même les mots s’enfuyaient, comme s’ils s’étaient trompés subitement de refuge, comme s’ils étaient destinés à d’autres que lui, ils partaient à la dérive des continents, ils ne retrouvaient jamais leurs pas, ils éclataient avant de frapper la feuille, ils perdaient leur sens, surtout celui de l’orientation, ils n’arrivaient pas en bon état, ils étaient aussi noirs que le ruban de la machine, ils étaient tristes comme des fauves en cage, ils se tenaient à distance prudente, ils étaient des regards d’adieu sans aucun espoir, ils se repliaient dans le jour qui fermait ses portes, ils étaient incapables de décrire les couleurs du dictionnaire où ils se réfugiaient, ils passaient comme des courants d’air, ils ne savaient plus rien de leur existence, un peu comme des hivers qui ne savent pas qu’ils sont froids, ou encore comme des fleurs tropicales qui ne s’ouvriraient qu’à minuit, alors ils rebroussaient chemin et laissaient place à plus petit que soi, c’est pourquoi la machine n’offrait que des lettres, des lettres comme des fleurs prêtes à être cueillies mais qu’il n’arrivait plus à rassembler pour en faire un bouquet, des lettres qu’il ne pouvait plus quitter, surtout des yeux, des lettres qui ressemblaient à autant de solitudes, sans majuscules si on n’en connaissait pas à l’avance le secret, car il fallait alors actionner simultanément deux touches, il avait envie de mettre un point à la ligne de ses ambitions lorsqu’il se mit subitement à comprendre la machine, à voir que les touches pouvaient sonner comme un doux cliquetis, comme une musique enivrante qui parle de liberté à un prisonnier, à voir que le papier faisait corps avec le rouleau, à voir que le tabulateur aussi avait pour fonction de l’aider à aligner ses pensées, à voir que le ruban avait aussi du rouge, or le rouge exprime beaucoup d’émotions, et il se laissa emporter par le plaisir d’écrire, c’était une rivière, c’était une avalanche, c’était une tornade, les mots n’arrêtaient plus, ils étaient une tentation ambulante qui se fraie un chemin jusqu’au désir, ils étaient des perles d’eau dans des déserts séchés, des mots qu’il suffisait de voir pour ne jamais les oublier, comme un vieil amour qui revient sur ses pas, la machine était maintenant de son côté, c’était une machine à remonter le printemps, une machine chouette, elle aurait été une machine à rappeurs si elle avait été moderne, ce n’était plus une machine infernale, c’était sa Deus ex machina, les mots n’arriveraient plus en retard, ils seraient en route vers la vie, comme de l’eau que l’on prend dans la main et qui finit toujours par s’écouler entre les doigts, ils amèneraient tous les vents lointains de la mer, ils raconteraient tous les histoires les plus merveilleuses, celles qui brûlent l’âme, celles qui rejoignent l’éternité, celles qui traversent les versants du temps, celles qui frappent à la porte du bonheur, celles qui ont la couleur de l’amour quand le temps s’ennuie, celles qui rendent les larmes heureuses, celles des yeux pleins d’eau si beaux qu’on voudrait s’y noyer, celles des premiers matins du monde, celles qui inventent des tendresses dans les oubliettes de la vie, celles qui mettent le corps en état d’urgence, celles qui vont de ciel en ciel à grands coups de coeur, celles qui font briller des étincelles dans chacun de nos gestes, celles qui décrivent les paysages de l’âme, celles qui rient aux éclats comme on écrit aux éclats, celles qui rappellent les plus beaux rêves, or les plus beaux rêves sont souvent ceux que l’on fait éveillé, ils brillent comme les yeux avant l’amour, comme des lampes allumées dans la nuit pour éclairer sa vie, on imagine alors les phrases qu’on n’a pas vécues, comme la partie la plus claire du ciel, on se raconte le jardin de nos vies, comme une voix entre deux silences, on se crée un grand amour, car il n’est souvent d’amour qu’inventé, quand les jours se lèvent de bonne heure, quand le futur ne se fane plus, quand le soleil aussi traverse une bonne passe, quand les mains tapent sur la machine aussi vite que les mots arrivent du cerveau, comme une écluse dont on ouvre les portes, comme de l’eau qui surgit entre les roches, comme les grandes marées que rien n’arrête, comme des orages qui coulent à ciel ouvert, tous ces mots que l’on connaît déjà pour les avoirs vus dans ses souvenirs, tous ces mots au goût fou, tous ce mots capables de s’amuser de la vie, tous ces mots que l’on porte souvent dans son corps fatigué, tous ces mots qui reviennent d’un monde retrouvé, tous ces mots qui s’en vont vers leur propre coeur, tous ces mots qui existent à notre insu, tous ces mots qu’il ne reste qu’à rassembler pour se sentir vivant, car la mort peut bien attendre un autre compte à rebours, car il est dur de mourir dans un monde qui toujours recommence, surtout que l’éternité ne tient plus en place, et il écrivait encore et toujours, il était plus heureux que le bonheur, il faisait midi dans son coeur, il faisait beau dans ses rêves, il avait du soleil plein les yeux, sa vie faisait son remue-ménage, il avait son mot à dire, il aurait le mot pour rire, il ne dirait jamais son dernier mot, toutes ses phrases se laisseraient enfin prendre au mot, il pensait à demain et goûtait à l’avance le plaisir d’écrire à nouveau, car il avait cessé d’arpenter le passé, il avait changé les énoncés, il avait franchi les ponts-levis, il avait traversé les miroirs, il s’était autorisé l’avenir, il l’avait déverrouillé avec la clef des mots, il avait goûté le soleil, il avait effacé les brouillards, il n’avait plus remis à demain les phrases d’aujourd’hui, il reprenait sa part de ciel, il retrouvait l’inaltérable plaisir d’écrire, son cerveau devenait un lieu de passage où les mots glissaient du coeur, il ajustait le tabulateur comme avec l’impression de réinventer le monde, le papier sortait du rouleau rempli de mots qui l’amenaient au plus près du bonheur, car qui n’a jamais connu l’évidente réalité de l’impuissance devant la page blanche ne peut comprendre le bonheur fou d’écrire, et avant que le siècle n’arrive à la fin de son âge, il avait rédigé un premier texte et commencé un autre par ces mots qui attendaient pour vivre: «il sera une fois».