Depuis quelques semaines, il était bruit que le fameux Onézime Dimoidon abandonnerait bientôt la direction de l’Orchestre philarmonique national. La nouvelle, on s’en doute, avait plongé le petit monde des mélomanes avertis dans la consternation. On se perdait en conjectures, du reste copieusement alimentées par la visible altération des traits du talentueux chef d’orchestre naguère si fringant. D’aucuns expliquaient cette soudaine décrépitude par le cinglant refus qu’il avait essuyé tantôt de la part de la Direction artistique, après qu’il lui eut soumis la proposition d’ouvrir la prochaine saison par sa «Symphonie gazouillante» qu’il avait amoureusement composée au printemps dernier en hommage à Messiaen. Mais on était loin de la triste vérité: de fait, Onézime Dimoidon vivait les affres d`un petit drame conjugal.
Chaque soir, entre chien et loup, Onézime avait coutume d’allonger quelques pas dans le petit parc ceinturant sa maison de campagne. Là, tirant distraitement sur une pipe en racine de bruyère, il promenait sa mélancolie, songeant invariablement à la gracile et frêle jeune fille que sa femme avait été jadis. Hélas! très peu de jours après leur mariage, emporté par la fougue de leurs tendres oaristys, Onézime avait commis la fatale imprudence de l’appeler «mon petit roudoudou d’amour». En femme curieuse, Gertrude s’enquit ingénument de ce qu’était un roudoudou. Pour toute réponse, Onézime lui chatouilla les hanches de ses deux index recourbés, coiffa son chapeau et sortit. Une heure plus tard, il reparaissait, tendant à son épouse un plein sachet de la délicieuse friandise. Ce fut pour elle comme un déclic proustien: sitôt qu’elle y eut goûté, elle réalisa qu’elle venait de trouver sa vocation. Savourer roudoudous et calissons serait, décidément, la raison suprême de son existence. Ne pouvant réfréner cette dévorante passion, la sylphide forcit inexorablement au point de tripler de volume. Naturellement, la fatalité ne s’arrêta pas en si bon chemin: Gertrude Dimoidon se mit à ronfler. Non pas de ce céleste et discret ronflement qui aurait sans doute ajouté à son charme. Non, des trilles tonitruants évoquant tantôt une mitraillette crachant par intermittence des salves de balles dum-dum, tantôt les pétarades d’une motocyclette de grosse cylindrée; on l’aura compris, trouver le sommeil auprè de la vrombissante walkyrie, il n’y fallait pas songer.
Onézime, cependant, n’était pas homme à se laisser abattre. Après moult nuits d’insomnie, n’y tenant plus, il résolut de trouver parade à cette contrariété. Confirmant la persistante rumeur, il prit un congé sabbatique pour une durée indéterminée et s’enferma dans le petit appentis de son jardin qui lui tenait lieu d’atelier. Travaillant avec ardeur deux semaines durant, il mit au point une assez curieuse petite machine, sorte de masque à gaz assorti d’un petit cube constellé de boutons et de minuscules orifices. La nuit venue, aussitôt que Gertrude entama ses retentissantes gammes, Onézime appliqua son étrange appareil sur le nez et la bouche de sa tendre moitié, l’assujettit à l’aide de deux courroies délicatement glissées derrière les oreilles. Puis, retenant son souffle et croisant les doigts, il fit pivoter une petite molette qui déclencha la machine. Conçu sur le principe du silencieux, Onézime escomptait de son appareil qu’il annihilât les sonorités émises par l’impénitente ronfleuse. Dès lors, on comprendra qu’il ne fut pas médiocrement surpris lorsqu’il entendit s’élever, en lieu et place d’une plage de divin silence, des arpèges relativement mélodieux. Revenu de sa surprise, il réalisa subitement le parti qu’il pourrait tirer d’un tel dispositif. Retirant prestement l’appareil du visage de son épouse, il bondit hors de la couche conjugale et sautilla sur la pointe des pieds jusqu’à son atelier où il procéda avec fébrilité à quelques modifications. Puis, retournant en toute hâte auprès de la belle endormie, il actionna derechef son engin. Sublime ravissement! Les ronflements transmutés cédaient la place, à quelques notes près, aux si tant charmants accords de la berceuse de Schubert…
D’importuns couacs écorchant cependant son oreille musicale, Onézime alla chercher son dictaphone et enregistra de longs passages du petit récital de Gertrude, dont il comptait se servir pour effectuer à tête reposée les réglages nécessaires sur sa machine harmonique. Cette opération accomplie, il sombra dans un sommeil mérité, souriant de plaisir. Tandis qu’il savourait les blandices du dodo retrouvé, une paire de taloches vigoureusement administrées l’arracha à ses douces rêveries. À peine avait-il dessillé les yeux qu’il distingua sa femme en furie penchée sur lui, brandissant le prototype à bout de bras. Saisissant au collet son chétif mari, qu’elle secoua comme un prunier, Gertrude exigeait de la manière la plus comminatoire une explication immédiate. Ne pouvant se soustraire à son quart d’heure de Rabelais, Onézime dut tout avouer, sans détour: les roudoudous, l’embonpoint, les ronflements, ses insomnies, l’invention providentielle. Dans un premier temps, ces fracassantes révélations portèrent le courroux de Gertrude à sa dernière période, car elle se refusait à croire qu’elle ronflât comme une toupie d’Allemagne. Comme elle parlait déjà de retourner chez sa mère, Onézime parvint à la rasséréner en lui faisant écouter l’enregistrement qu’il avait effectué. Charmée, Gertrude reconnut modestement avoir depuis toujours manifesté des aptitudes certaines pour la grande musique.
Ce premier succès fit rapidement germer dans l’esprit d’Onézime un ambitieux projet: fabriquer d’autres petites machines et faire interpréter sa «Symphonie gazouillante» par des ronfleurs. Quel camouflet pour la direction artistique qui avait si dédaigneusement repoussé sa magistrale composition! Onézime voulut mettre immédiatement ce plan machiavélique en chantier. Mais où diable trouverait-il suffisamment de ronfleurs assemblés dans une même pièce afin de réaliser l’expérience? C’est alors qu’il songea à ce foyer d’accueil pour les pauvres hères sans feu ni lieu, l’Asile du Bon Sauveur. Après s’être déguisé en vagabond, Onézime y alla quémander un lit pour quelques nuits. Une fois dans la place et s’étant assuré que tous dormaient à poings fermés, il affubla la trentaine de quidams alités de ses petits appareils. Il s’attela ensuite à la difficile orchestration de sa symphonie, au moyen d’une sorte de table de mixage à infrarouge commandant chacun des engins. Des nuits de travail acharné furent nécessaires avant d’aboutir à un résultat satisfaisant. Le difficile et périlleux consistait surtout à mener ces répétitions à l’insu total des ronfleurs. Mais il faut dire que ces pauvres bougres passaient des journées si éreintantes à trouver des moyens de subsistance que, le soir venu, ils s’affalaient sur leurs paillasses où ils dormaient comme des bûches du sommeil du juste. Rien alors n’aurait pu les tirer de leur léthargie, pas même les ballottements que devait leur faire subir Onézime afin de les tourner sur le dos, seule position permettant la mise en place et le fonctionnement optimal de ses petites machines.
L’instant vint enfin où, s’estimant fin prêt, Onézime put mettre le gérant de l’asile de nuit dans la confidence. Le brave homme s’indigna tout d’abord du procédé. Finalement, séduit par l’originalité de la chose ?- ainsi que par ses probables retombées pécuniaires -, il se laissa fléchir. De petits concerts purent ainsi être clandestinement organisés. Chaque nuit, on disposait en catimini quelques banquettes dans le dortoir afin qu’un public choisi puisse assister aux représentations. La nouvelle transpira rapidement dans les cercles de mélomanes, toujours à l’affût de quelque curiosité, de sorte que l’on atteignit bientôt des affluences records: la «Symphonie gazouillante» d’Onézime Dimoidon devint rapidement le grand succès de l’heure. Mais quel curieux spectacle aussi que de voir converger nuitamment vers ce foyer pour miséreux ces rutilantes automobiles, desquelles descendaient des gens chic en habit de soirée! Allongés sous le porche, les clochards qui n’avaient pu être admis ces soirs-là à l’Asile du Bon Sauveur, faute de lits vacants, regardaient ce manège avec des yeux riboulants. Nombreux furent ceux qui prirent incontinent l’engagement solennel de cesser de boire à tout jamais.
Une nuit, l’incident qu’Onézime avait si souvent appréhendé éclata. Au terme du troisième mouvement exécuté allegro ma non troppo, les applaudissements, habituellement feutrés, crépitèrent avec une frénésie telle que l’un des dormeurs s’éveilla. Arrachant la machine qui lui couvrait la face, il se dressa sur son séant et entrevit avec stupéfaction, noyée dans une pénombre bleuâtre, l’assistance huppée qui l’environnait, elle-même saisie par le réveil inopiné du concertiste. D’un bond, ce dernier fut sur l’interrupteur, donna de la lumière, beugla d’une voix de stentor: ??«Alors quoi! On ne peut même plus pioncer peinard!» puis sonna l’alarme auprès de ses compagnons de chambrée. Des éclaircissements furent réclamés séance tenante. Après plus d’une heure de chaude discussion, les esprits apaisés, on parvint à une entente. Les ronfleurs exigeant d’être intéressés aux bénéfices de toutes les représentations, lesquelles se feraient désormais dans de véritables salles de concert et en tenues appropriées. Gentleman dans l’âme, Onézime Dimoidon souscrivit à tout.
Dès lors, l’ensemble d’Onézime Dimoidon ne connut que succès après triomphes. On se l’arracha. Des tournées furent programmées à travers le monde entier. Naturellement, l’insolite spectacle qu’offrait cette trentaine de lits disposés en demi-cercle sur la scène, tous occupés par des dormeurs vêtus d’élégants pyjamas bleu ciel striés de fines raies blanches, le visage surmonté de la petite machine, les doigts de pied en éventail, nécessitait de la part du public un effort d’abstraction assez prodigieux pour qu’il parvienne à se figurer mentalement les tableaux champêtres que la «Symphonie gazouillante» mettait en musique. Au centre de ce demi-cercle, Onézime Dimoidon en queue de pie; en guise de baguette, sa console à infrarouge qu’il contrôlait avec virtuosité. À force de pratique, les ronfleurs étaient parvenus à régler la durée de leur sommeil sur celle de la symphonie concertante. Celle-ci achevée, ils se levaient alors comme un seul homme et s’inclinaient modestement, les yeux légèrement bouffis.
Ces mélodieux ronfleurs devinrent la nouvelle coqueluche des milieux cultivés. Seuls les musiciens de l’Orchestre philarmonique national les tenaient en piètre estime et n’avaient pas de mots assez durs pour «ce décadent, ce traître d’Onézime Dimoidon». Un soir, une violente algarade avait éclaté à l’issue d’une représentation, entre le premier violon de l’Orchestre et Marcel, le hautbois-ronfleur. Ce dernier ayant récemment obtenu, pour lui et ses confrères, d’être officiellement reconnus comme musiciens à part entière, le premier violon, scandalisé, l’avait pris à partie: «Musicien! Vous! Mais mon pauvre vieux, vous ne faites que ronfler! – Ah, pardon! Permettez! Je ronfle harmonieusement! lui rétorqua Marcel. – Pur artifice, mon garçon! Que seriez-vous sans votre petite machine? renchérit le premier violon. – Je vous retourne la question: que seriez-vous sans votre violon?» L’argument était sans réplique. Le violoniste, désarçonné, s’était alors drapé dans sa dignité et avait tourné les talons. En homme conciliant, Onézime Dimoidon sut cependant faire taire ces querelles byzantines: coupant la poire en deux, il partagea désormais son temps entre ces deux ensembles symphoniques. Approché par un important homme d’affaires japonais, Onézime consentit également à ce que sa petite machine fût commercialisée dans une version à usage domestique, tant la question de la paix des ménages lui tenait véritablement à cour.
Fort de ce qu’il considérait comme ses bonnes actions, Onézime pouvait s’estimer un homme comblé, n’eût été peut-être cette ombre légère jetée sur un bonheur hormis cela sans mélange: la brave Gertrude raffolait toujours autant des roudoudous.