La traduction littéraire au Québec : Traduire n'est pas trahir
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La traduction littéraire au Québec : Traduire n’est pas trahir

Un écrivain québécois ou canadien-français n’est-il pas mieux placé que son collègue hexagonal pour traduire un roman de Margaret Atwood, de Timothy Findley, ou d’Alice Munro? Des auteurs canadiens en ont assez des invraisemblances qui remplissent leurs livres, et commencent à exiger que leurs ouvrages soient traduits ici. Il était temps.

Imaginez que vous soyez un auteur de langue anglaise, que vous habitiez Montréal, ville bilingue s’il en est, et qu’un éditeur français vous propose de publier une traduction de votre chef-d’oeuvre. Or, votre bienfaiteur vous impose les services d’un traducteur qui n’a jamais mis les pieds à Montréal, où se situe votre histoire. Vous vous dites que vous auriez eu toutes les chances d’être mieux servi par un traducteur qui connaîtrait la réalité que vous décrivez. Mais comme l’offre est alléchante, que l’on vous donne la possibilité de conquérir la France, que le potentiel de lecteurs est énorme, vous fermez les yeux, inspirez profondément, et priez pour que vos savoureux dialogues ne vous reviennent pas teintés d’argot parisien.

La plupart des auteurs canadiens-anglais de talent se retrouvent un jour ou l’autre devant ce dilemme. Prenez le cas de Mordecai Richler, cet auteur aussi montréalais que vous et moi, qui voit sa prose traduite à Paris avant de revenir sur les tablettes de nos librairies dans des collections dites de Littérature Étrangère, entachée d’erreurs de traduction parfois grossières. La version française du Monde de Barney, le dernier roman de Richler, paru chez Albin Michel, a soulevé l’indignation des critiques québécois. «Barney est un très grand amateur de hockey (…), notait le critique Sylvain Houde dans ces pages. Ce n’est sans doute pas le cas du traducteur, puisque la patinoire devient le "terrain", et que les joueurs décochent des "corners"; bref, on se croirait en plein match de coupe du monde de foot!»

Et pour quiconque respecte un tant soit peu des institutions comme la Sainte Flanelle de la grande époque de Maurice Richard, c’est un sacrilège de voir le Rocket être surnommé «la fusée»! «Imaginez, le traducteur de Richler a même traduit "Lower Canada" par "Canada Inférieur"!, s’indigne Charlotte Melançon, vice-présidente de L’Association des traducteurs littéraires du Canada, qui fêtera ses vingt-cinq ans au printemps prochain. Si l’on traduit "Lower Canada" par "Canada Inférieur", il est évident qu’on ne connaît absolument rien des réalités canadiennes!»

Dans Il pleut des rats, le deuxième roman de David Homel, paru chez Leméac Actes Sud, la description d’une partie de base-ball, bourrée d’anglicismes, devient parfaitement illisible pour un Nord-Américain fervent de ce sport. «Quand on a travaillé sur ce passage de la traduction, rappelle Homel, j’ai envoyé à Christine LeBoeuf, la traductrice, une liste de tous les termes français utilisés ici au base-ball. Mais ça n’a pas passé. On a décidé, là-bas, d’utiliser les équivalents français. On était convaincu que de toute façon personne ne comprendrait.»

L’art du compromis
Le débat sur la traduction n’est pas nouveau. Il touche aussi au doublage des films, comme on le sait. Il irrite les sensibilités de plusieurs, à commencer par les traducteurs eux-mêmes, qui sont nombreux à penser que, quoi que l’on fasse, la langue française sera toujours la propriété exclusive des Français. Il ne s’agit pas de prétendre qu’une traduction faite au Québec est nécessairement supérieure, ni qu’aucun traducteur français n’est compétent («Il y en a d’excellents, rappelle Lori Saint-Martin, je pense entre autres au traducteur de Russel Banks»), mais tous les traducteurs interrogés s’entendent sur une chose: il est évident qu’à compétences égales, l’oeuvre d’un auteur nord-américain a toutes les chances d’être mieux servie par un traducteur qui connaît la réalité nord-américaine. C’est une question de bon sens.

Les choses semblent heureusement évoluer en faveur des traducteurs canadiens, particulièrement grâce au phénomène des coéditions entre la France et le Québec, de plus en plus nombreuses. Ainsi nous avons pu lire Ann Michaels (La Mémoire en fuite, Boréal/Seuil) dans une traduction de Robert Lalonde; Charlotte Melançon nous a permis de découvrir Alberto Manguel (La Porte d’Ivoire, Boréal/Seuil), Marie José Thériault, Robert Walsh (L’oeuvre du Gallois, Boréal/Calmann-Levy), et c’est Daniel Poliquin qui signe la traduction du dernier roman de David Homel.

Cet automne paraissait, chez Flammarion-Québec, Un parfum de cèdre, le magnifique roman de la Canadienne anglaise Ann-Marie MacDonald, dans une traduction signée Lori Saint-Martin et Paul Gagné. Une traduction remarquable, que Louise Loiselle, éditrice chez Flammarion-Québec, a pourtant dû protéger des coups de plume du comité de réviseurs parisiens. Une lutte de longue haleine où l’éditrice et les traducteurs ont dû déployer des trésors de diplomatie. «Au début, l’éditeur était enchanté de la traduction, se souvient Louise Loiselle. C’est quand le manuscrit est passé entre les mains des réviseurs que les choses se sont gâtées. Ils se sont mis à trouver plein de… canadianismes!»
«Ce que j’ai constaté, tout au long du processus, raconte Lori Saint-Martin, qui a traduit avec Paul Gagné les 576 pages d’Un parfum de cèdre, c’est qu’en France, on continue d’avoir une approche normative. Les Français se disent: on va prendre "notre" façon de dire les choses. On mange des myrtilles, pas des bleuets. Une "rocking-chair", c’est un fauteuil à bascule, point à la ligne. On nous a juré que les lecteurs français ne comprendraient jamais le terme "chaise berçante"! On a fini par l’emporter en leur présentant la définition du Robert, où l’on cite en exemple Anne Hébert… Il a fallu se battre, comme ça, à coups d’exemples tirés de la littérature, il a fallu chercher des arguments, insister, trouver des compromis. Il y a vraiment un décalage, surtout dans tout ce qui a trait à la vie quotidienne, l’alimentation, les vêtements. On a réussi à faire accepter le fait qu’au Canada, le repas du soir est un souper et non un dîner. Mais les lampions à l’église sont devenus des cierges, la robe de nuit de Lilly est devenue une chemise de nuit (ce que nous préférions de loin à la robe de chambre qu’on voulait nous imposer). C’est un rapport de force, que voulez-vous, ils sont plus nombreux, ils sont convaincus d’avoir la bonne réponse.»

Lori Saint-Martin, comme plusieurs autres traducteurs interrogés, est convaincue, elle, que l’on peut trouver, dans la mesure du possible, un registre international, sans perdre la couleur locale. «Mais si on traduit, comme je l’ai lu dans un roman d’Alice Munro, "dépanneur" par "crèmerie", c’est vraiment fausser la réalité du pays. Imaginez un roman indien où "papadum" serait traduit par "baguette"!»

Rayé de la carte
Marie José Thériault, qui a remporté un Prix du Gouverneur général pour sa traduction de L’oeuvre du Gallois, parue en coédition chez Boréal et Calmann-Levy, en sait quelque chose. «Il y a un gouffre entre la France et le Québec et il n’est pas seulement dû à la présence de l’océan Atlantique. Le fond du problème, c’est le paternalisme des Français, leur méconnaissance de l’autre, leur manque de disponibilité à la culture de l’autre, et la "dirigite" aiguë, chronique, dont ils semblent souffrir.»

Lorsqu’elle a remis sa traduction d’Ours, de Marian Engel, parue chez Calmann-Levy, l’écrivaine et traductrice a été soumise à une véritable torture. «J’ai eu à passer par l’évaluation des lecteurs du Centre national des Lettres, qui avait en partie subventionné la traduction. Ce sont des théoriciens de la traduction, pointilleux au point de calculer le nombre de virgules. J’ai eu du début à la fin l’impression que pour eux, a priori, j’avais tort. Il me fallait défendre le moindre choix. Expliquer, par exemple, qu’on ne fait pas parler un propriétaire de magasin général du Nord de l’Ontario comme un professeur de la Sorbonne. Ruser, pour éviter d’avoir à utiliser le terme "parking" (on me paierait que je refuserais!).»
Tout comme Charlotte Melançon (traductrice, entre autres, d’Emily Dickinson, de Charles Taylor et de John Saul) s’est vu imposer «pressing» pour «buanderie», ce à quoi elle s’est vigoureusement opposée. «Vous vous rendez compte à quel point le décalage est énorme! Je n’ai pas pu accepter ça. Je me suis battue et j’ai gagné.»

Dans un article à paraître dans la revue de traduction Méta, Charlotte Melançon s’est penchée sur les américanismes dans l’oeuvre d’Emily Dickinson. «J’ai choisi une dizaine de traductions européennes, raconte-t-elle. Tout ce qui a rapport à la faune et à la flore américaines est complètement liquidé. C’est regrettable, surtout quand on sait à quel point
Dickinson était liée à son lieu de vie. Cela fausse l’image qu’on a d’elle. J’aurais pu donner des tas d’exemples pour ce qui est des poids et des mesures, des "miles" remplacés par des "kilomètres" sans qu’on se soit soucié de faire une équivalence correcte! C’est d’autant plus dommage que nous, au Québec, on a été obligé de traduire certaines choses quand on est entré dans le régime parlementaire anglais, après la Conquête.» C’est que, explique Melançon, une foule d’institutions d’origine britannique, des noms d’oiseaux, de plantes, n’existaient pas en Europe. «Je respecte absolument tous ces termes-là, et je trouve ça triste que l’on n’en tienne pas compte en France, où l’on continue de recourir à des équivalents européens. C’est peut-être pour se rassurer, peut-être parce que, d’une certaine façon, on craint encore un peu la littérature américaine, je n’en sais rien.»

La responsabilité de l’écrivain
Bien entendu, Emily Dickinson n’est plus là pour défendre son oeuvre. Mais les auteurs vivants, eux, devraient prendre leurs responsabilités et donner leur avis. Les Canadiens anglais, qui jouissent d’une popularité grandissante auprès des Français, sont de plus en plus nombreux à pouvoir lire le français, donc aptes à juger de la qualité d’une traduction. Rien ne les empêche d’exiger qu’une traduction soit révisée avant que le livre ne soit imprimé. Ou même de demander expressément les services de traducteurs qui connaissent les paysages qu’ils décrivent. David Homel a demandé que son dernier roman, L’Évangile selon Sabbitha (Leméac Actes Sud), soit traduit par un traducteur d’ici (Daniel Poliquin). Ann-Marie MacDonald, elle, l’a carrément exigé, par contrat.

«Les choses ont quand même évolué, commente Charlotte Melançon, depuis les débuts de l’Association des traducteurs littéraires du Canada. On a fait beaucoup de chemin. La coédition donne plus de visibilité à la traduction, et si une traduction bien faite ici au Québec est aussi publiée en Europe, elle trouvera un auditoire plus large et c’est ça qui est important. Tout n’est pas noir, mais il y a encore beaucoup de choses à améliorer, à changer, notamment l’image que la France se fait de l’Amérique. Toute la question de la traduction en est une d’ouverture à l’autre. Si l’on n’est pas capable d’accepter l’autre, l’étrangeté de l’autre, ce n’est pas la peine de traduire.»