Les HeuresMichael Cunningham : La traversée des apparences
Qui n’a pas rêvé un jour, enfant (espérons-le!), que sa vie était écrite par un grand romancier, Dieu, par exemple, et que quelqu’un lisait ce destin avec émerveillement, ravissement? Qui n’a pas imaginé que nos existences étaient déterminées par la fatalité et que, quoi que nous fassions, souhaitions, le cours de notre vie était irréversible? Shakespeare, Pascal, Descartes et d’autres grands auteurs et philosophes ont bien sûr réfléchi là-dessus, ce qui a donné de grandes ouvres très très importantes.
Michael Cunningham, un romancier américain (La Maison du bout du monde, 1990, De chair et de sang, 1995), s’y est aussi collé, plus modestement, mais avec efficacité dans Les Heures. Pour y parvenir, l’écrivain a fait tourner son intrigue autour de la figure de Virginia Woolf, qu’il connaît visiblement bien. Parallèlement à cette journée fictive – de l’année 1923º – qu’il lui fait vivre (en se fondant sur des documents, et notamment sur le Journal de Woolf), Cunningham raconte l’histoire de Clarissa, la cinquantaine, éditrice à New York, aujourd’hui; et celle de Laura Brown, jeune mère vivant en banlieue de Los Angeles, en 1949. Trois destins (et trois journées) réunis par Mrs. Dalloway, héroïne de l’un des romans de Woolf, écrit en 1925.
New York, une journée de juin de l’an 1998. «Elle devait porter le nom d’une grande figure de la littérature, et, alors qu’elle [Clarissa] penchait pour Isabel Archer ou Anna Karénine, Richard avait décrété que Mrs. Dalloway était le choix unique et évident. Il y avait l’augure de son prénom, un signe trop manifeste pour être ignoré, et, plus important, la vaste question du destin. Elle, Clarissa, n’était visiblement pas promise à faire un mariage désastreux ni à passer sous les roues d’un train.»
Richard est le grand ami et l’amour de jeunesse de Clarissa. Cloué dans son fauteuil par la maladie, dans le noir de son appartement new -yorkais, il attend les visites de Clarissa, sa gaieté, sa vigueur. En ce même jour, Richard, grand écrivain, recevra un prix prestigieux et Clarissa a prévu pour l’occasion une petite fête, à laquelle il ne croit pas trop: «J’ai eu un prix pour avoir contracté le sida, être devenu cinglé, et l’avoir encaissé avec courage, cela n’a rien à voir avec mon travail.»
Laura, jeune ménagère, se prépare à confectionner le gâteau d’anniversaire (elle s’y prendra à deux fois) en l’honneur de son mari qu’elle n’est pas du tout sûre d’aimer. Son petit garçon, Richie, est amoureux d’elle, et ne supporte pas d’en être éloigné. Pourtant, Laura ne rêve que d’une chose, c’est de lire Mrs. Dalloway, ce roman qu’elle adore, qui la comble, et qui lui fait penser à une autre vie.
Quant à Virginia, elle passe cette journée avec Vanessa, sa sour, et ses enfants, avec qui elle joue dans le jardin. Prise dans les tourments de la création, de l’introspection, elle les regarde vivre, s’interrogeant sur la valeur de l’écriture, de la famille, du souvenir, toujours tellement parfait, mais fantasmatique. «C’est la fin d’une journée ordinaire. Sur sa table de travail dans une pièce obscure reposent les pages de son nouveau roman, pour lequel elle nourrit des espoirs extravagants (…). Quelques heures à peine se sont écoulées, et pourtant cette impression qu’elle a ressentie dans la cuisine avec Vanessa – cette intense satisfaction, cette félicité – s’est évaporée si définitivement qu’elle pourrait n’avoir jamais existé.»
Les Heures est construit comme un palais des glaces, où vous voyez votre reflet à différentes distances, sans que cela ne change en rien votre image. Partout où l’on pose les yeux, on retrouve le même personnage central qui est, au fond, l’écriture, l’imaginaire, la création. Bien que Cunningham raconte l’histoire d’héroïnes auxquelles on s’attache, une vaste réflexion fait son chemin à travers les époques, les anecdotes, les personnages séduisants de son roman. Tout au long des récits, imbriqués les uns dans les autres, et qui se lisent beaucoup mieux qu’ils ne s’expliquent, se développe une sorte de méditation sur la place que l’on occupe dans notre propre vie et, de même, dans la mémoire de ceux qui nous survivent.
«Ce pourrait être un immense apaisement, se dit-elle; une telle libération: de simplement partir. De dire à tous: Je n’ y arrivais pas, vous n’en aviez pas idée; je ne voulais plus continuer.» Comment éviter ce thème du suicide si présent dans l’ouvre et la vie de Virginia Woolf (qui s’est donné la mort, en 1941), point central du livre? Cunningham le traite avec franchise, sans tabous, sans pathos non plus, et c’est sans doute la plus grande réussite du roman.
Les Heures
traduit par Anne Damour
Éd. Belfond, 1999, 241 p.